Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/51

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pénitence et de miracles ; si bien qu’il me prenoit déjà pour un petit saint qui auroit, quelque jour place dedans le calendrier. Cette bonne opinion fit qu’il ne feignit point de me laisser seul avec sa femme, pendant qu’il s’alloit occuper à quelque affaire domestique. Soudain je m’approchai de Laurette, qui ne pouvoit croire à ses yeux de me voir déguisé de la sorte que j’étois. Je lui dis, avec ma première modestie : Croiriez-vous bien, madame, que la charité m’a fait prendre la hardiesse de vous venir adresser une prière de la part d’une personne que vous tourmentez cruellement, et qui n’attend du secours que de votre main ? Je veux parler de Francion, que vos perfections ont vaincu. Je ne vous supplie pour lui que d’ordonner comment il vivra désormais. Je ne m’étonne point si vous avez pris cette peine, me dit Laurette, car c’est pour vous-même que vous intercédez. Étant vêtu en pèlerin, je suis pèlerin, lui répondis-je, et par ainsi le pèlerin vous implore pour Francion. La-dessus je lui appris la passion incomparable qui m’affligeoit pour elle, et lui assurai que je n’étois venu en ce pays-ci et que je n’avois changé d’habit que pour la voir.

Comme elle étoit subtile à trouver des matières d’ingénieuses réponses dans mes discours, elle dit incontinent : Puisque vous jurez que vous n’êtes venu ici que pour me voir, vous serez le plus déloyal du monde, si vous m’importunez de vous départir un autre bien plus grand que celui-là. Je lui représentai la rigueur qu’elle exerçoit dessus moi, en expliquant mes propos à ma ruine, en un sens contraire à celui qu’ils devoient avoir, et lui fis paroître qu’elle me rendoit tout désespéré si elle ne me donnoit de l’allégement. La mauvaise, tout au contraire de ce que j’attendois, voulut m’étonner par les menaces qu’elle me fit, de découvrir à Valentin qui j’étois et le sujet de mon voyage ; mais je lui dis que cela ne m’épouvantoit guère, parce qu’après la perte de ses bonnes grâces celle de mon honneur ni de ma vie ne me touchoient point.

Quelque petit trait de douceur, que je remarquai en ses dernières paroles, me promit des faveurs singulières. À n’en point mentir, je ne fus pas trompé ; car, lorsque je parlai à elle depuis, lui ayant tenu des discours qui eussent apprivoisé l’âme d’un tigre, ils eurent du pouvoir sur la sienne