Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/85

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mains pour voir si elle étoit belle, et celui qui me l’avoit baillée me montra aussitôt les talons, en me disant qu’il alloit parler à un de ses camarades, Le gage qu’il me laissoit ne me plaisant pas, je le posai dessus l’herbe, et m’en courus après lui, inutilement toutefois, car il avoit si bonnes jambes qu’il disparut en peu de temps ; d’ailleurs j’entendois aboyer un mâtin auprès de l’enfant que j’avois quitté, ce qui me fit retourner à lui, craignant qu’il ne lui advînt quelque mal. La compassion me le fit prendre entre mes bras pour le porter à la maison, où je connus à la lumière que c’étoit une fille parfaitement belle, comme ordinairement sont tous les enfans qui se font par amourettes, d’autant que l’on y travaille avec plus d’affection, et que le plus souvent les mères sont belles, puisqu’elles ont sçu donner de la passion à un homme.

Je connoissois à Rouen une nourrice qui avoit tant de lait qu’elle s’accorda à nourrir encore ma fille outre la sienne, moyennant une petite somme que je lui promis. Quand elle l’eut sevrée, je la pris avec moi, et l’appelai toujours Laurette, ainsi que celui qui me l’avoit baillée m’avoit dit qu’on l’avoit nommée sur les fonts. Je ne dépensois guère à la nourrir, parce que toutes les filles de joie de la ville la trouvoient si bellotte, qu’elles la vouloient avoir chacune à leur tour en leur maison ; et certes elle ne leur étoit point inutile, car, en allant avec elles par les rues, elle étoit cause qu’on ne les prenoit pas pour ce qu’elles étoient, mais pour des femmes de bien qui eussent été mariées.

Le jugement lui étant venu, c’étoit à qui lui montreroit le plus de gentillesses, et à qui lui apprendroit de plus subtils discours, pour toutes les occasions où elle se trouveroit. Elle apprit, à voir faire les autres, beaucoup de ruses pour décevoir les hommes ; et, la trouvant déjà fort grande, je la retirai chez moi, craignant qu’elle ne se laissât cueillir la belle fleur de son pucelage sans en tirer aucun notable profit. Il ne m’étoit pas avis que Rouen fût une ville digne d’elle, qui avoit toutes les beautés et toutes les perfections que l’on sçauroit désirer. Je me résolus de la mener à Paris, où il me sembloit que je ferois avec elle un gain si grand, qu’il me récompenseroit de l’avoir élevée. Je n’avois plus alors les atours de demoiselle ; il y avoit longtemps qu’ils étoient allés jouer. Je ne lui donnai donc qu’une coiffe à pointe,