Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/96

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traiter en sa maison, où il seroit aussi bien inconnu qu’au bourg où il vouloit aller. Ce m’a été une bonne fortune, continua-t-il, de trouver si à propos un homme dont la connoissance m’est infiniment chère. Je revenois, avec un seul laquais, de voir une mignarde veuve de ce pays-ci, qui s’appelle Hélène : je soupai avec elle fort tard, et, en passant par ici pour m’en retourner en mon château, il m’arriva un accident qui me fit demeurer, et que je bénis, comme la cause de mon bonheur, c’est que mon cheval se rompit une jambe en sautant un fossé ; mais je ne voudrois pas pour cinquante coureurs tels que lui n’avoir eu votre rencontre.

Pour répondre à ces honnêtetés signalées, Francion usa des complimens qui lui semblèrent plus à propos ; et, ayant dit, sur la fin, que, pour récompense, il s’efforceroit de donner son sang et sa vie, et tout ce que l’on lui demanderoit, le gentilhomme lui dit que, pour lors, il ne vouloit rien autre chose de lui, sinon qu’il lui racontât le songe qu’il avoit fait la nuit passée ; si bien que, tandis que le carrosse rouloit à travers les champs, Francion commença ainsi à parler :

Monsieur, puisque votre bel esprit désire être récréé par des rêveries, je m’en vais vous en raconter les plus extravagantes qui aient jamais été entendues, et je mets encore de mon propre mouvement cette loi en mon discours que, s’il s’y trouve des fadaises qui vous ennuient, je les terminerai aussitôt que vous l’aurez dit. Vous ne finiriez jamais, interrompit le gentilhomme bourguignon, si vous attendiez que je vous fisse taire ; car vous ne pouvez dire que des choses qui seront extrêmement à propos et extrêmement délicieuses à entendre. Encore que ce que vous avez songé soit sans raison et sans ordre, je ne laisserai pas de l’écouter attentivement, afin de l’éplucher puis après si bien, que j’en puisse tirer l’explication. Je m’en vais donc vous contenter, dit le pèlerin, bien que je sois assuré qu’Artimidore[1] même demeureroit camus en une chose si difficile.

Après vous avoir donné le bonsoir, à la fin de mon histoire, je me laissai emporter à une infinité de diverses pensées. Je bâtissois des desseins incomparables, touchant mon

  1. Pour : Artémidore, — auteur grec du deuxième siècle, à qui l’on doit un Traité des Songes.