Page:Sorel - Montesquieu, 1887.djvu/56

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ma patrie, je chercherais à l'oublier. Si je savais quelque chose utile à ma patrie et qui fût préjudiciable à l’Europe et au genre humain, je le regarderais comme un crime. » Voilà bien l’antipode de Machiavel, mais c’est aussi l’antipode de la diplomatie comme on l’entendait alors et comme on l’a presque toujours entendue depuis. Celui qui pensait de la sorte n’était point propre à la traite des hommes que pratiquaient ses contemporains : il eût été un pauvre partenaire à un joueur comme Frédéric. Le fait est que, traversant l’Allemagne, il en considérait les faiblesses, songeait à les guérir, souhaitait à ce pays de réformer sa constitution, de rassembler ses forces et de se confédérer vigoureusement ; c’eût été la ruine du traité de Westphalie et celle de la politique française. Les commis des affaires étrangères auraient peu goûté ces rêveries, et ils auraient renvoyé Montesquieu au Temple de Gnide. Convenons que cette carrière n’était point faite pour lui : il aurait eu trop d’occasions d’y devenir dupe, aux dépens de son pays, et trop peu de chances d’y appliquer ses talents au service de la France.

Il visita la Hongrie, où il put étudier la vie féodale et le servage ; il considéra, de loin, par-dessus la frontière, la république de Pologne et s’enquit des causes de l’anarchie qui la ruinait ; puis il passa en Italie. Venise était l’auberge joyeuse de l’Europe et le refuge des puissances déchues. Montesquieu, qui ne laissa point de s’y divertir, y rencontra Law, qui enseignait l’économie politique