Page:Sorel - Réflexions sur la violence.djvu/139

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Il y a une autre raison, mal reconnue encore par les professionnels de l’histoire révolutionnaire, qui a beaucoup contribué à enlever toute poésie à ces événements. Il n’y a point d’épopée nationale de choses que le peuple ne peut se représenter comme reproduisibles dans un avenir prochain ; la poésie populaire implique bien plutôt du futur que du passé ; c’est pour cette raison que les aventures des Gaulois, de Charlemagne, des Croisés, de Jeanne d’Arc ne peuvent faire l’objet d’aucun récit capable de séduire d’autres personnes que des lettrés[1]. Depuis qu’on a commencé à croire que les gouvernements contemporains ne pourraient être jetés à terre par des émeutes semblables au 14 juillet et au 10 août, on a cessé de regarder ces journées comme épiques. Les socialistes parlementaires, qui voudraient utiliser le souvenir de la Révolution pour exciter l’ardeur du peuple et qui lui demandent, en même temps, de mettre toute sa confiance dans le parlementarisme, sont fort inconséquents, car ils travaillent à ruiner eux-mêmes l’épopée dont ils voudraient maintenir le prestige dans leurs discours.

Mais alors, que reste-t-il de la Révolution, quand on

  1. Il est bien remarquable que déjà au xviie siècle, Boileau se soit prononcé contre les épopées à surnaturel chrétien ; c’est que ses contemporains, si religieux qu’ils pussent être, n’attendaient point que des anges vinssent aider Vauban à prendre les places fortes ; ils ne doutaient pas de ce que racontait la Bible, mais ils n’y voyaient pas matière à épopée parce que ces merveilles n’étaient pas destinées à se reproduire.