Page:Sorel - Réflexions sur la violence.djvu/336

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

jusqu’ici, ont seules résisté à la chute du respect, l’armée[1] et l’Église, seront bientôt entraînées par le torrent général[2]. » Renan montrait une remarquable perspicacité en écrivant ces choses, juste au moment où tant d’esprits futiles annonçaient la renaissance de l’idéalisme et prévoyaient des tendances progressives dans l’Église réconciliée enfin avec le monde moderne.

Mais Renan avait été trop favorisé durant toute sa vie par la fortune, pour ne pas être optimiste ; il croyait donc que le mal se bornerait à l’obligation de traverser de mauvais jours, et il ajoutait : « N’importe, les ressources de l’humanité sont infinies. Les œuvres éternelles s’accompliront, sans que la source des forces vives, remontant toujours à la surface, soit jamais tarie. »

Quelques mois auparavant il avait terminé le cinquième volume de son Histoire du peuple d’Israël et ce volume, ayant été publié d’après le manuscrit, renferme certainement une expression plus fruste de sa pensée ; on sait qu’il corrigeait, en effet, très longuement ses épreuves. Nous trouvons ici de plus sombres pressentiments ; l’auteur se demande même si notre humanité atteindra sa véritable fin : « Si ce globe vient à manquer à ses devoirs, il s’en trouvera d’autres pour pousser à outrance le programme de toute vie : lumière, raison, vérité[3]. » Les temps prochains l’effrayaient : « L’avenir immédiat est obscur. Il n’est pas certain qu’il soit assuré à la lumière. »

  1. Il ne prévoyait pas que son gendre s’agiterait tellement contre l’armée pendant l’affaire Dreyfus.
  2. Renan, Feuilles détachées, p. xvi.
  3. Renan, Histoire du peuple d’Israël, tome V, p. 421.