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au bord de l’horizon, avec des oiseaux qui murmurent des chants qui fuient à l’unisson du jour qui s’éteint, et de sentir un être invisible et bon qui marche à côté de vous et qui vous dit : Tu es belle, tu seras heureuse, et tu aimeras, tu aimeras !

« Aimer ! aimer ! quelle joie de la vie, se donner tout âme à un noble cœur, le vénérer pour ce qu’il a de généreux, le chérir pour ce qu’il a de bon, l’adorer pour ce qu’il a de saint ! car celui-là qui vous aime est saint, il est le prêtre de notre cœur ; celui qui en a ouvert le tabernacle est un homme à part entre les hommes, et Dieu l’a touché de son doigt et couronné de sa gloire. Je le rêvais ainsi et je l’avais trouvé ainsi… Léon, Léon, m’aimes-tu encore ?… Mon Dieu ! m’aime-t-il ? Ils ont voulu m’en faire douter : c’est un grand crime, c’est leur plus grand crime !

« J’avais donc seize ans, et je m’enivrais de vivre. Oui, j’étais belle, oui, ma jeunesse était forte et grande. À présent que je suis morte, que mes membres flétris s’affaissent sous leur propre poids, je me rappelle comme un bonheur indicible ce bonheur inaperçu de sentir la vie dans tout son être. Que d’air j’aspirais ! À chaque soupir de la brise du soir, il me semblait que cet air m’enivrait comme le vin d’un festin qui s’achève, il me semblait que cet air m’apportait des espérances et des désirs et m’en inondait la poitrine. Et puis, lorsque j’étais restée immobile et penchée durant de longues heures sur une pensée languissante et secrète, je me mettais à courir, je courais vite, et mes cheveux volaient sous le vent ; mes pieds étaient fermes, je battais des mains, je poussais au ciel des chants joyeux comme ceux de l’alouette, j’écoutais mon cœur murmurer et bondir, je me regardais devenir belle, je me jurais d’être si bonne ! j’espérais, j’espérais. J’étais trop heureuse : cela devait finir.

« Un soir, tout changea. Ce soir-là se dresse devant moi comme si c’était le soir d’hier. Il n’y eut aucun malheur cependant ; mais il y eut une crainte dans mon cœur, une crainte que je n’ai pas assez comprise et que l’on a cruellement étouffée en moi. Oh ! la vanité de la raison égare les hommes ; car Dieu ne les a pas plus laissés sans défense contre leurs ennemis que les plus faibles et les plus grossiers animaux. Ceux-là ont un instinct qui leur dit qu’une plante est vénéneuse, ceux-ci qu’ils sont près d’un ennemi qui les menace : l’agneau se détourne de la fleur qui glace le sang ; le chien frémit à l’approche de la bête fauve qui flaire sa