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proie ; l’homme a aussi le pressentiment de l’infortune qui tourne autour de lui. Ce pressentiment, je l’éprouvai ; car moi, innocente et bonne, je détournai ma tête de cet homme ! quand il entra, je me sentis trembler quand il dit : Je suis le capitaine Félix, et j’arrive de l’armée. Oh ! que n’ai-je suivi cet instinct de mon âme ! pourquoi n’ai-je pas nourri et fait grandir en moi cette aversion qu’il m’inspira ? pourquoi, lorsqu’il nous parlait des grandes batailles de l’empire, des malheurs de sa chute, de toutes ces choses qui me le faisaient écouter, pourquoi ai-je raisonné mon cœur pour lui dire : Mais celui-là est brave ; il est fidèle à ce qu’il a aimé ; c’est l’honneur, la probité et la vertu ! Pourquoi, quand son regard sévère me pesait sur le front comme un rayon glacé, quand son visage dur et froid me rendait dure et froide pour lui, pourquoi me suis-je dit que c’était un enfantillage de croire à ces vaines apparences ? J’étais pourtant bien avertie, car, dès ce moment, l’espérance, cette vie de l’âme, ne vint plus à moi que voilée. Le bonheur ne me sembla plus un asile prochain et ouvert : c’était déjà un lointain pays vers lequel il me faudrait marcher à travers des précipices et de rudes sentiers ; et, lorsqu’en souriant, mon frère dit un jour qu’il fallait resserrer les liens de notre famille par mon mariage avec le frère d’Hortense, n’ai-je pas senti un frisson de mort me saisir des pieds à la tête ? Alors, Dieu me disait pourtant : Voilà le malheur ! Mais je ne l’ai pas cru.

« J’ai écouté toutes ces vaines raisons du monde qui me montraient cet homme comme vertueux, bon, honorable, qui me faisaient honte de mon effroi, qui semblaient m’accuser de méconnaître la vertu, l’honneur, la probité. J’étais folle. On me le disait, je me le répétais sans cesse, et je n’avais rien à répondre ni à moi-même ni aux autres, si ce n’est que cet homme avait fermé mon cœur, coupé les ailes de mes rêves, étouffé les profondes aspirations de ma vie. Pouvais-je dire ce que moi-même je ne comprenais pas ? et ne me pardonnerez-vous pas, mon Dieu ! d’avoir permis, dans le doute où j’étais de moi, sous l’obsession qui m’entourait, d’avoir permis à cet homme de me dire qu’il m’aimait, de lui avoir répondu que je l’aimerais et d’avoir accepté pour un temps éloigné le lien qui devait faire la joie de ma famille ? Oh ! tout cela a été fatal. Car je sentais en moi que je ne l’aimerais jamais. Et lui, comment m’aimait-il ? je ne me l’expliquais pas, et voilà ce qui m’a perdue. Oui, me disais-