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« — Sans doute… Mais qu’as-tu donc avec ton air surpris ? est-ce la première fois que cela arrive ? Va t’habiller.

« J’avais seize ans ; toutes mes pensées tristes s’envolèrent, et je me fis une fête de la surprise de M. Lannois. Pour la rendre plus complète, je voulus qu’il vît dans toute son élégance la demoiselle qu’il avait traitée en paysanne : je préparai ma robe la plus fraîche avec les plus belles broderies, je m’apprêtai à lui paraître bien richement vêtue pour que le contraste fût grand : c’étaient mes bonheurs d’enfant qui me ressaisissaient. Mes sensations de jeune fille reprirent bientôt. Pardonnez-moi, vous qui me lisez ; mais seule peut-être et du fond de ma tombe vivante, j’ai le droit de dire les secrets d’un cœur de femme. Ma pensée changea tout à coup. Je reculai devant l’idée de plaisanter même en pensée avec cet inconnu, et je serrai ma belle robe brillante ; je m’habillai modestement, et je trouvai que je lui paraîtrais ainsi plus belle que parée, belle comme doit l’être une jeune fille sérieuse, car j’étais devenue sérieuse. Quand je descendis, on se promenait dans le jardin. Je le reconnus causant avec mon frère. Lorsqu’il me vit, sa surprise fut extrême ; il était si troublé que mon frère s’en aperçut et que j’en fus charmée.

« — Qu’avez-vous ? lui dit-il.

« Je m’étais approchée avec une assurance triomphante. Je ne puis dire quel naïf mouvement de bonheur j’éprouvai à le trouver si tremblant devant moi.

« — Mon Dieu ! Monsieur, répondit Léon en balbutiant, j’ai eu déjà le malheur de rencontrer Mademoiselle.

« — Comment, le malheur ! dit mon frère en riant, et je ne pus m’empêcher de rire aussi.

« Léon fut tout à fait décontenancé. À mesure qu’il perdait sa présence d’esprit, je retrouvais la mienne : enfant, joueuse, après avoir senti des émotions inconnues, je riais de bon cœur, sans comprendre qu’il y avait déjà de l’orgueil dans cette gaieté. Le trouble de Léon alla jusqu’à la tristesse ; il était si jeune aussi ! il avait alors dix-huit ans ; il fut blessé de la raillerie qui l’accueillait et ne sut que répondre.

« — Voyons, lui dit mon frère, qu’est-il donc arrivé ?

« Il me plaisait si bien, timide ainsi et embarrassé, que je ne voulus pas l’aider. Enfin il murmura d’une voix douce et suppliante :

« — J’ai rencontré Mademoiselle enveloppée d’une cape, je l’ai prise pour une paysanne, je lui ai demandé mon chemin.