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de gagner leur argent dans leur lit. Depuis ce temps, je ne pensais plus à Marianne ni à Jean-Pierre, son mari ; déjà je n’avais plus le temps de m’occuper des autres. Voici ce qui arriva :

« C’était à l’heure du dîner : le capitaine et Léon ne se rencontraient guère qu’à cette heure, car celui-ci se retirait presque toujours de nos soirées pour travailler. Le capitaine, s’adressant à Léon, lui dit d’une voix dure :

« — Jean-Pierre est venu à la forge aujourd’hui ?

« — Oui, Monsieur.

« — Il est allé dans les bureaux ?

« — Oui, Monsieur.

« — Il a reçu de l’argent ?

« — Oui, Monsieur.

« — De qui ?

« — De moi.

« — Sur quelle caisse l’avez-vous pris, monsieur Lannois ?

« Léon, en qui je voyais bouillonner la colère, devina sans doute que le capitaine voulait contester le misérable payement qui avait été fait, il répondit avec dédain et en tournant le dos à Félix :

« — Sur la mienne, Monsieur.

« Le capitaine qui avait, à ce que je crois, un parti pris de faire une mercuriale à Léon sur ce qu’il avait osé se permettre, fut si déconcerté de cette réponse qu’il en devint tout pâle. Mais il ne savait comment se fâcher, et, dans son impuissance, il ajouta :

« — Il paraît que Jean-Pierre vous a rendu d’importants services ?

« Le ton dont ces paroles furent prononcées irrita Léon et le fit sortir de sa timidité. Il répliqua avec une exaltation triomphante :

« — Oh ! oui, Monsieur, oui ; il m’a rendu un grand service.

« — Durant sa maladie ?

« — Durant sa maladie.

« — Et lequel ?

« Léon sourit ; tout son visage changea d’expression ; de la colère qui l’agitait, il passa à une douce et triste soumission ; il posa la main sur son cœur, et, levant sur moi un regard où, pour la première fois, il osa me parler, il répondit :

« Oh ! ceci est mon secret, Monsieur.