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« — C’est sans doute aussi celui de Jean-Pierre, dit le capitaine, et je serais bien aise de le savoir.

« — Vous pouvez le lui demander.

« — Je me serais fort bien passé de votre permission.

« — Je n’en doute pas, Monsieur.

« Pendant les derniers mots de cette conversation, Félix n’avait cessé de m’examiner, car il avait surpris le regard de Léon, et ce regard m’avait troublée. Je l’avais compris, moi. Il voulait me dire : C’est pendant que vous alliez chez Jean-Pierre que je vous ai vue pour la première fois, et voilà ce service que j’ai récompensé… Le dîner fut silencieux, car cette explication avait eu lieu devant tout le monde, et chacun était gêné. Moi seule, j’affectai une grande aisance. Comme j’avais compris l’aveu de Léon, j’avais compris le soupçon de Félix, et, pour la première fois, j’éprouvai une sorte de joie à le tromper. Léon se retira. Nous restâmes seuls avec mon frère et sa femme. Hortense se plaignit doucement à son mari de la dureté de Félix.

« — Moi, je n’ose lui parler, lui dit-elle ; mais toi, tâche de lui faire entendre raison. Ce jeune homme est bon, laborieux, et Félix le traite mal.

« Je fus si reconnaissante envers Hortense, que ma pensée parut sans doute dans mes yeux, et que mon frère, qui me regardait, secoua doucement la tête.

« — Oui, dit-il, Félix le traite mal, il ne l’aime pas ; et, comme je ne veux pas que ce jeune homme ait à se plaindre de nous, je trouverai un prétexte pour le renvoyer à son père.

« — Oh ! m’écriai-je avec une colère douloureuse, ce serait trop injuste !

« — Ce serait plus raisonnable, répondit sévèrement mon frère en me regardant d’un air scrutateur.

« Je baissai les yeux, et il s’éloigna après avoir fait un signe à Hortense, qui m’examinait aussi. En devinant mon secret, on m’avertit que j’en avais un. Ce fut la première fois que le nom d’amour me vint expliquer la préférence que j’avais pour Léon. Cependant, si Hortense, si ma sœur m’avait tendu la main dans ce moment et m’eût dit : Henriette, l’aimes-tu ? je lui aurais répondu en me jetant dans ses bras, en fondant en larmes, en lui jurant de ne plus l’aimer ; car c’était, selon les idées de notre famille, un crime que l’amour. Mais Hortense, d’ordinaire si bonne et si douce pour