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Eugène la suit amoureusement des yeux ; elle lui rit au nez, et il se tourne vers la tante.

— Allons, Eugène, lui dit le notaire, baisez la main de votre future.

Eugène tomba moralement à la renverse, et, si ses jambes le soutinrent, ce fut par habitude, car il se crut au milieu d’un tremblement de terre. La vieille future comprit l’effet qu’elle avait produit, mais le mari lui avait plu, et elle pensa qu’une fois qu’il serait sien, elle en profiterait bon gré mal gré. Elle laissa donc à Eugène le temps de se remettre, et bientôt elle parla si vivement et si catégoriquement de ses terres, de ses vignes et de ses prairies, que le jeune praticien, que le notariat avait déjà gangrené par ci par là, la trouva moins couperosée, moins maigre et presque avenante. Cependant, ce fut un long combat entre ses promesses et la nécessité ; il en fut assez malheureux pour en parler à un ami, la veille du mariage. Beaucoup d’autres notaires ont épousé de vieilles filles fort laides pour leur dot, mais on sait qu’ils s’en sont donné la peine, et on les répute habiles. Ce mariage fut reproché à Eugène comme une lâcheté. D’une autre part, le ridicule l’avait entamé ; les blessures que fait cette arme dangereuse ne se ferment jamais, et, pour peu qu’on les écorche par un nouveau coup, elles s’enveniment mortellement.

Le jeune notaire et sa vieille fille de femme, comme on l’appelait, furent un objet de risée universelle. En effet, madame Eugène Faynal avait gardé sa roideur, sa pincerie et son air prude de vieille fille. À ce malheur, Eugène ajouta celui de devenir père de deux garçons jumeaux : on voit que, pour les femmes, le temps perdu se répare. Les deux jumeaux furent un nouveau ridicule. Bientôt la dame s’aperçut qu’elle était une curiosité qu’on invitait pour la faire parler de ses charmants jumeaux ; elle accusa son mari de ne pas savoir la faire respecter ; la vie d’Eugène devint une querelle sans fin, l’acrimonie de madame lui monta en érésipèle au visage, et, de laide qu’elle était, elle devint abominable ; son caractère suivit le progrès de sa laideur, et, au bout de dix-huit mois, la maison d’Eugène était un enfer.

Ce fut alors que, pour se distraire, il s’adonna exclusivement aux affaires ; mais il n’était plus temps, l’étude avait été désertée, les clients étaient casés ailleurs. Il porta un regard scrutateur sur les dépenses : il vit que, les deux cent