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vèrent aussitôt et disparurent dans le troisième salon, où les joueurs étaient relégués. Le morceau de chant durait toujours, par conséquent l’insulte était éclatante. Le scandale fut énorme, mais silencieux ; les regards seuls s’interrogèrent et se répondirent ; la chanteuse acheva son air au milieu de l’inattention universelle. Quand ce fut fini, madame de Marignon sortit pour rejoindre les deux personnes qui avaient si cruellement insulté la nouvelle venue. Comme maîtresse de maison, elle pouvait tout réparer en allant s’asseoir près de la victime, en causant cinq minutes avec elle ; mais, bien qu’elle eût paru très-contrariée de ce qui venait de se passer, elle semblait même chez elle ne pas oser prendre la responsabilité de cette réparation.

Luizzi connaissait les deux femmes qui venaient de faire cette étrange algarade comme on connaît les gens qu’on rencontre dans un salon. Le fauteuil de droite était occupé par madame la baronne du Bergh, femme de quarante-cinq ans, renommée pour sa dévotion extrême et ses relations avec les hommes religieux le plus à la mode ; on la citait pour sa bienfaisance, la protection qu’elle accordait aux écoles, et l’irréprochabilité de sa conduite. La seconde, celle qui occupait le fauteuil de gauche, était madame de Fantan. Madame de Fantan avait cinquante ans, et sa beauté était si surprenante à son âge qu’elle avait fait une coquetterie de sa vieillesse. On ne savait rien d’elle, si ce n’est qu’elle avait été fort malheureuse durant un premier mariage, et qu’elle avait dû se séparer de ses enfants. On disait aussi que son union avec M. de Fantan ne lui avait pas fait oublier ses premiers malheurs, et l’on s’étonnait que tant de charmes eussent résisté à tant de larmes. Du reste c’était pour elle, comme pour madame du Bergh, une admiration respectueuse pour la manière héroïque dont elles avaient supporté leurs infortunes et pour l’excellente éducation qu’elles donnaient à leurs enfants ; car madame de Fantan avait une fille comme la baronne avait un fils. Luizzi ne chercha donc pas à s’informer de ce côté, croyant n’avoir rien à apprendre, et il demanda le plus naturellement qu’il put à l’un de ses voisins quelle était cette femme qu’on laissait si honteusement isolée entre deux siéges vides.

— Pardieu ! lui répondit-on, c’est la comtesse de Farkley.

— Je ne la connais pas.

— La fille naturelle du marquis d’Andeli.

— Ah ! fit Luizzi, de l’air d’un homme qui n’est pas