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singulières. Cela alla si loin qu’on les évitait comme des intrigants de bas étage. Le père et la fille en étaient venus au point de douter d’eux-mêmes ; Firion n’avait plus d’esprit, Nathalie devenait gauche et laide.

Il faut que tu saches, mon cher Luizzi, que le succès est comme l’ivresse : il donne une portée réelle à certains esprits et à certaines beautés. Il y a des hommes qui ne savent que réussir et des femmes qui ne savent qu’être heureuses ; la moindre résistance annule les uns, et l’abandon enlaidit les autres. Il en est de ces gens-là comme des chevaux de course : du moment qu’ils ne peuvent plus faire le tour du Champ de Mars en moins de trois minutes, les meilleurs coureurs deviennent des rosses.

Cependant la saison se passait, et aucun homme n’avait encore adressé la parole à Nathalie, lorsque le baron du Bergh parut à B… Le baron du Bergh était un gentilhomme du Quercy, qui venait user aux eaux les restes d’une belle fortune et d’une pauvre santé. Orphelin, il avait livré aux émotions du jeu et de la débauche une nature frêle et délicate. Bien jeune encore, il avait à peine vingt-cinq ans, il en était arrivé à aborder une friponnerie et une femme sans émotions, le cœur ne lui battait plus ni de honte ni d’amour : c’était le vice dans sa perfection. C’était aussi un homme supérieur ; il le fut assez du moins pour distinguer Nathalie dès qu’il la rencontra. La connaissance n’était pas difficile à faire : il se présenta, il fut accueilli. Cette jeune belle fille, souffrante et pauvre, était la seule conquête qu’il pût espérer en sa qualité d’homme ruiné. Il s’attacha donc à elle avec assiduité ; il l’entoura de soins, d’hommages, et bientôt Nathalie crut avoir trouvé ce qu’elle avait si longtemps espéré : elle se crut aimée pour elle-même, elle redevenait belle, joyeuse, sémillante, elle faisait peur à son père de son exaltation. Du Bergh était de toutes les promenades, de tous les projets, de toutes les conversations. Elle arrangeait à part son mariage avec lui, elle s’en faisait un bonheur, une gloire, un triomphe. Firion, qui connaissait la valeur morale, physique et pécuniaire de du Bergh, faisait la sourde oreille. Mais comme il n’était pas dans le secret de la sécheresse morale et physique de sa fille, il ne savait jusqu’où pouvait aller cette exaltation. Le bonhomme s’alarmait à tort. Avec un caractère comme celui de Nathalie, être aimée pour soi-même voulait dire être aimée pour rien. Elle prétendait inspirer une pas-