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qu’un soir de l’hiver de 1798 on l’avait déterminée à assister à une fête intime, donnée par un des plus riches fournisseurs de l’armée. Olivia y tint mal sa place : de toutes les femmes, elle fut la seule qui y fut sans esprit, sans coquetterie, sans délire. De tous les hommes, un seul aussi demeura froid, insouciant et comme fatigué de cette joie qui l’entourait.

Cet homme pouvait avoir trente-cinq ans. Il s’appelait M. de Mère. On citait de lui de grands traits de passion. Bien jeune encore, il avait quitté sa famille et laissé à un cadet tous les avantages d’une brillante fortune pour suivre en Hollande une femme qu’il aimait. Après l’avoir aimée assez pour la respecter pendant trois ans, il la vit se livrer légèrement à un autre. Cette première déception le poussa à un libertinage honteux, et cet homme, si distingué par son nom, son rang, son caractère et son esprit, se plongea dans les excès de toutes sortes. Revenu en France et rentré dans la bonne compagnie, il s’éprit encore d’une femme à laquelle il voua sa vie ; cette seconde passion fut plus violente et moins respectueuse que la première, mais elle fut encore trompée. M. de Mère avait vingt-sept ans quand cela lui arriva. Comme la première fois, il en conçut assez de désespoir pour s’en vouloir venger ; mais, cette fois, ce ne fut pas lui-même qu’il choisit pour victime. Il voulut faire payer à toutes les femmes les torts de deux d’entre elles ; il donna à sa vie la singulière occupation de séduire celles qu’on disait les plus vertueuses, et de les abandonner le lendemain du jour où il les avait perdues. Cette misérable vengeance fatigua bientôt celui qui y avait mis tout son bonheur, et au bout de deux ans de cette vie il se trouva en face de lui-même, jeune encore, mais flétri par le mépris qu’il s’était donné pour toutes les femmes. Les événements de la révolution l’arrachèrent à ce dégoût profond et tournèrent les facultés de son esprit vers les intérêts publics : en 92, il partit parmi les volontaires de sa province, heureux de sentir battre son cœur au bruit du tambour, et de tressaillir encore à une émotion quelconque. À cette époque, la fortune s’empara avec trop d’avidité de tous ceux à qui elle put jeter ses faveurs pour que M. de Mère n’en fût pas comblé. En 1798, il était déjà général de brigade, et si, dans ce moment, il n’était pas présent à l’armée avec un grade plus élevé, c’est qu’une blessure dangereuse avait rendu nécessaire sa présence à Paris.