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expression de complète stupidité, et le postillon repartit :

— C’est bien simple. M. Rigot vient ici avec ses chevaux, et je le mène à Caen ou à Estrées ; mais je n’ai jamais été chez lui.

— Pourtant, pour le connaître aussi bien, tu as dû le voir ailleurs que sur la grande route, car ce n’est pas quand tu es sur ton cheval et lui dans sa voiture que vous avez pu faire connaissance.

— Et les cabarets donc ? dit le postillon. C’est que M. Rigot est un brave homme qui a pitié des gens et des bêtes ; il ne peut pas voir un bouchon sur la route sans me crier du fond de sa calèche : « Eh ! Petit-Pierre, tu vas laisser un peu souffler tes chevaux, mon garçon. » Alors il descend, et ne boit pas un verre d’eau-de-vie ou une chopine de cidre, qu’il ne m’en offre généreusement la moitié ; c’est un vrai bas Normand, qui a le cœur sur la main. Et tout en trinquant, nous causons.

— Et de quoi causez-vous ? dit Luizzi, charmé de prendre des renseignements positifs sur M. Rigot.

— Oh ! ma foi, dit le postillon, nous causons de ci et de ça, des uns et des autres ; puis je remonte à cheval et je reprends tout droit mon chemin, parce que moi, voyez-vous, je ne m’occupe pas des affaires du tiers et du quart.

— Ainsi vous ne connaissez pas les nièces de M. Rigot ?

— Que si, que je les connais, la mère et la fille, et la grand’mère aussi.

— Et, reprit Luizzi en regardant le postillon, sont-elles jolies ?

— Oh ! fit le Normand, la grand’mère a été une bien belle femme dans son temps.

— Mais la fille et la petite fille ?

— Quant à ça, dit le postillon, ça dépend des goûts ; mais la grand’mère, voyez-vous, elle a été, je puis le dire, une perfection de beauté.

— Vous l’avez donc connue dans sa jeunesse ?

— Dame ! dit le Normand, ce sont des enfants du pays. J’ai été élevé avec le père Rigot et sa sœur ; il y a de ça quarante-cinq ans, quand elle était petite servante dans cette auberge, et lui postillon comme moi. Ils ont quitté le pays et ont été s’établir à Paris, où la petite Rigot s’est mariée. Quant à son frère, il s’est engagé dans la cavalerie où ses connaissances dans les chevaux l’ont poussé rapidement au grade de maréchal-ferrant. Du reste, de braves gens, d’honnêtes gens, de vrais Normands, le cœur sur la main, comme moi, marchant droit leur chemin, comme j’ai pu le faire toute ma vie ! voilà tout le mal que j’en peux dire.

À ce moment une servante s’approcha de Luizzi, qui était demeuré avec le postillon dans la cour de l’auberge, lui ap-