Page:Soulié - Les Mémoires du Diable, 1858, tome I.djvu/370

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une bien autre carrière que le notariat.

— Et sans doute vous comptez la parcourir jusqu’au bout ? dit M. Rigot.

— Et, pour y entrer, vous voulez aussi acheter une charge ? reprit Luizzi.

— Oui, Monsieur, répondit le commis d’agent de change.

— Et, pour payer cette charge, repartit M. Rigot, vous épouseriez sans doute une femme dont la dot…

— Oh ! non, fit le commis d’un air sentimental et avec un regard plein d’exaltation, qu’il partagea également entre madame Peyrol et Ernestine. Oh ! moi, je n’épouserai jamais que la femme que j’aimerai. Je ne cours pas après la fortune, je ne demande qu’un cœur qui m’aime.

— Ma foi, reprit M. de Lémée d’un ton assez fat, je suis parfaitement de votre avis, Monsieur, et j’avoue, pour ma part, que je regrette quelquefois d’être dans la brillante position que le hasard m’a donnée. J’ai vingt-deux ans, la mort de mon père m’a rendu pair de France, j’ai un nom qui a quelque éclat…

— Et vous êtes fâché de posséder tous ces avantages ? dit le baron.

— Oui vraiment, Monsieur, répondit M. de Lémée. J’ai lieu de craindre que, si jamais je me marie, ce que vous appelez des avantages ne soit la seule chose qui charme la femme à laquelle je m’adresserai. Il y en a beaucoup qui cherchent plutôt dans le monde une haute position qu’une tendresse sincère et un homme de cœur ; et peut-être, si je n’étais ce que je suis, me verrais-je préférer un petit monstre bien laid, bien bête, bien égoïste, à qui le hasard aurait donné tous ces biens que je possède.

— Comment, mon fils, dit madame de Lémée d’un ton doctoral, pouvez-vous si mal parler d’une position qui doit être l’ambition de toute femme bien née ?

— Oh ! pour ça, vous avez raison, fit madame Turniquel ; si je me remarie jamais, moi, je serai bien heureuse d’être la femme d’un pair de France, d’abord.

— Pas la mienne, n’est-ce pas, madame Turniquel ? dit M. de Lémée en souriant gracieusement, car je suis pauvre, moi.

— Mon fils ! fit madame de Lémée.

— Pourquoi se cacher d’une chose que tout le monde sait ? repartit le comte ; c’est là ce qui me console ; car si jamais je rencontre une femme digne de me comprendre, je pourrai croire que ce ne sera ni mon nom ni mon rang qui l’auront séduite, si elle ose partager ma pauvreté.

Toutes les intentions de ce discours furent adressées à madame Peyrol d’une façon si directe, que Luizzi s’imagina que M. de Lémée, en sa qualité de voisin et d’habitué du