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voir trop loin de lui et de perdre courage. Il n’avait encore ni aimé, ni rêvé. C’était un homme enfant, un homme par le caractère, un enfant par le cœur.

Tout à coup il fut arraché à la préoccupation de son labeur par une lettre du maire de son arrondissement, qui l’avertissait qu’il serait bientôt atteint par la réquisition. Jérôme fut anéanti. Il savait mieux que personne, lui qui avait avancé pas à pas vers une moindre misère, que les fortunes n’arrivent vite à personne. Il ne pouvait se faire illusion sur son avenir militaire, car il ne savait ni lire ni écrire ; puis il y avait derrière lui un point d’où il était parti et qui était déjà bien loin. C’était un long chemin qu’il avait mis douze ans à parcourir ; il tenait toute la distance qui sépare l’aide du contre-maître, et voilà qu’il le fallait quitter tout à coup pour en reprendre un autre. Tout ce qu’il avait eu de courage et de persévérance le mettait dans la position où se trouvaient les mauvais sujets qui avaient passé leur vie dans les cabarets et la fainéantise. Il lui fallait être soldat comme eux ; Jérôme ne trouvait pas cela juste. Et, de même qu’il y a des natures hardies et aventureuses qui savent quitter une carrière et en aborder une autre, qui réédifient courageusement et rapidement une nouvelle fortune sur les ruines de l’ancienne, ainsi il y en a d’autres, puissantes seulement par la patience, qui se sentent l’incapacité de regagner ce qu’un désastre leur enlève. Jérôme avait cette dernière nature, et l’obligation de devenir soldat lui causa un véritable désespoir. Ce désespoir fut, selon son caractère, profond et taciturne ; il ne déborda pas en imprécations comme celui des esprits légers. Aussi ne se calma-t-il point en quelques jours, dévoré par sa propre violence. Aucun de ses camarades ne le devina, car il ne le confia à aucun d’eux. Il sentait trop bien qu’il ne serait pas compris. Une seule femme s’aperçut que la mélancolie habituelle de Jérôme s’était changée en découragement. Cette femme était Jeanne Rigot, revendeuse rue Saint-Honoré, qui demeurait dans la même maison que Jérôme. Son logement était en face de celui du contre-maître, et le soir, quand il rentrait de l’ouvrage, il causait quelquefois avec Jeanne, qui lui racontait les bénéfices de la journée. Souvent le maçon avait prêté de petites sommes à la revendeuse pour l’aider dans son commerce de tous les jours ; souvent Jeanne avait préparé un peu de bouillon à Jérôme, quand sa santé, assez faible, succombait