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à la persévérance qu’il mettait dans ses rudes travaux. Il faut te dire d’abord que la vieille femme que tu as vue ici a été une très-belle fille.

— Je le sais, dit Luizzi, le postillon Petit-Pierre, qui doit la connaître, m’en a dit quelque chose.

— Le postillon Petit-Pierre en a menti ! La fatuité, mon maître, n’est pas le privilége des grands seigneurs, quoique de tous leurs vices ce soit celui que le menu peuple leur a pris le dernier. Jeanne était une belle fille, et elle était sage, quoique intéressée ; d’ailleurs, crois-moi, autant les mauvaises mœurs ont une large place dans l’existence de la fainéantise, autant elles ont peu d’endroits où se glisser dans une vie de labeur. Ces gens-là se levaient à quatre heures du matin, restaient toute la journée absents de chez eux, et n’y rentraient guère le soir que pour le repos. Les désirs s’épuisent dans les fatigues du corps, et jamais, entre le laborieux Jérôme et l’active Jeanne, il n’y avait eu ce trouble des sens qui égare tant de gens du monde. Je ne te parle pas des rêves d’amour : Jérôme en était seul capable, et, s’il les eût ressentis, ce n’eût pas été à une grosse fille bien gaie, bien alerte, bien réjouie, qu’il les eût adressés. Cependant ces deux êtres s’aimaient ; il y avait entre eux un lien commun. Ce lien était une probité incorruptible ; Jeanne était pour Jérôme la plus honnête femme qu’il connût, Jérôme était pour Jeanne l’ouvrier le plus rangé, le plus probe, le plus exact, le plus digne d’une bonne fortune. Si la tristesse de Jérôme n’avait été que dans ses paroles, peut-être Jeanne ne s’en fût-elle pas aperçue, mais pendant plusieurs jours, au lieu de s’arrêter un moment chez elle, au lieu de dire un bonsoir amical à tous ses voisins dont les portes, incessamment ouvertes sur le long corridor, laissaient voir la vie de chacun et regardaient dans la vie des autres ; au lieu de cela, Jérôme rentra dans sa chambre sans prononcer une parole, sans répondre aux bienvenues qui l’accueillaient de tous côtés.

Un soir qu’il avait paru plus triste que de coutume, Jeanne prit une grande résolution : elle attendit que tout le monde fût couché, puis elle alla frapper à la porte de Jérôme. Il ouvrit, étonné qu’on vînt chez lui à pareille heure ; il fut encore plus étonné quand il aperçut Jeanne qu’il croyait endormie depuis longtemps. La pauvre fille ne fut pas longue à expliquer le motif de sa visite : elle dit à Jérôme comment elle soupçonnait qu’il avait perdu le peu d’argent qu’il pos-