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sédait, et elle lui offrit ses misérables économies pour le tirer de l’embarras où il était. C’était la première marque d’intérêt désintéressé que Jérôme recevait, car la prédilection de ses maîtres tenait surtout à la supériorité de Jérôme sur ses camarades. Le pauvre garçon en fut touché jusqu’aux larmes ; mais il désabusa Jeanne, et, lui accordant une confiance toute nouvelle pour lui, il lui raconta le véritable sujet de ses chagrins. À son tour la pauvre fille demeura découragée et triste : le malheur qui arrivait à Jérôme dépassait de beaucoup ce qu’elle pouvait pour le sauver, et tous deux se séparèrent sans aucune espérance de parer un coup si terrible. Le lendemain, tout le corridor, toute la maison, tout le quartier savait la cause de la tristesse de Jérôme : les uns se moquaient de ce grand garçon qui avait peur de se faire soldat, les autres plaignaient ce bon ouvrier forcé de perdre son état. Jeanne, attentive à tout ce qui se disait, n’y trouvait pas une grande consolation, lorsqu’un propos d’un de ses voisins la mena à réfléchir plus profondément qu’elle ne l’avait encore fait. « Dame ! dit-il, il n’y aurait que deux chances pour Jérôme de n’être pas soldat, ce serait d’être marié et il ne l’est pas, ou ce serait qu’une fille déclarât qu’il l’a rendue grosse et qu’elle demandât à épouser son séducteur. » Ces mots étaient à peine achevés que le parti de Jeanne fut pris : elle décida qu’elle irait devant le magistrat déclarer qu’elle était grosse du fait de Jérôme. Te dire que Jeanne comprit son dévouement dans toute sa portée, qu’elle mesura le sacrifice qu’elle faisait de son honneur, de sa bonne réputation, ce serait lui supposer des sentiments qu’elle n’avait pas. Pour Jeanne, faire l’action qu’elle allait tenter, c’était aller mentir au gouvernement, et pour le peuple, le gouvernement est un ennemi naturel qu’il se croit toujours en droit de tromper ; puis c’était venir dire à ses voisins le tour qu’elle avait joué à la municipalité, sans douter un instant qu’elle pût trouver un seul incrédule quand elle dirait que cette grossesse était une supposition.

Elle sortit donc un matin de bonne heure, alla chez le maire, et là, devant le conseil municipal assemblé, elle fit cette déclaration, sans honte, sans embarras, et rentra chez elle toute joyeuse de ce qu’elle avait fait. Elle se réservait d’en donner la surprise à Jérôme comme d’une bonne nouvelle. Quelques jours s’étaient passés lorsque celui-ci reçut une lettre de la mairie, et, comme de coutume, il se la fit