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génie comprit qu’on lui enlevait quelque chose, qu’on lui enlevait une dernière espérance, et elle s’écria en courant vers sa mère :

« — Cette cassette est à moi, ce qui est dedans est à moi.

« — Il n’y a rien ici à toi, lui répondit sa mère en la repoussant violemment ; il n’y a rien ici à toi, pas même le pain que tu manges, car tu ne le gagnes pas.

« — Je n’ai pas mangé depuis que mon père est mort, répondit intrépidement l’enfant, et ce n’est pas votre pain que je mangerai, ma mère ! »

Voilà comment se retrouvèrent cette mère et cette fille, après la mort du mari de l’une et du père de l’autre ! Un moment après, Jeanne sortit ; car il fallait songer aux besoins du jour et du lendemain. Les pauvres ont cela de malheureux, qu’ils n’ont pas même le loisir de se repaître de leur malheur. Jeanne laissa à sa fille le soin d’arranger cette chambre où son père était mort.

Si jamais Eugénie t’appartient, dit le Diable en s’interrompant, et si tu vois suspendu à son cou, par un brin de soie, un petit sachet, ne le lui arrache pas comme le souvenir impie d’un premier amant : il renferme un petit morceau de linge sur lequel il y a une goutte du sang de Jérôme, c’est le seul débris de cette noble vie, c’est le seul auquel elle puisse adresser son adoration pour son père, c’est son culte à elle, c’est le plus saint après celui que j’ai renié.

Cependant l’orgueilleuse réponse de l’enfant à sa mère n’avait pas été une vaine parole. Eugénie sortit à son tour ; elle alla chez la couturière qui la faisait travailler et lui demanda un salaire pour ce qu’elle pourrait faire en dehors des heures qu’elle lui devait. L’enfant, dont les jours étaient engagés, vendit ses nuits, et elle rentra à la maison pouvant dire à sa mère : « Je gagne mon pain ! » Mais ce ne fut bientôt plus le pain de l’enfant qu’il lui fallut gagner, ce fut celui de sa mère, à qui Jérôme avait fait abandonner son commerce de revendeuse, et qui trouva la place prise et les habitudes changées lorsqu’elle voulut le recommencer. Ne crois pas qu’Eugénie disposât de l’argent qu’elle gagnait : elle le remettait à sa mère, et sa mère, tous les matins, lui coupait un morceau de pain, lui donnait un sou et lui disait : « Va travailler. » Ne ris pas, maître ! ne ris pas, orgueilleux possesseur de millions qui touches à la misère ! tu peux apprendre bientôt le prix d’un sou. Un sou, pour le plaisir, ce