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n’est rien ; un sou, pour le besoin, c’est un trésor. Le soir venu, la pauvre enfant, presque toujours rentrée la première, préparait la table et le frugal repas du soir ; et, après le repas, le travail encore, les nuits passées à la lueur d’une pauvre chandelle ! Les premières furent cruelles, crois-moi ; il lui fallut faire l’habillement de deuil de sa mère et le sien. Cependant ceci fut une grave circonstance pour elle, et voici pourquoi :

Pour la première fois elle disposa de l’étoffe qui devait la vêtir, et, pour la première fois, son instinct de haine contre les formes disgracieuses eut le champ libre : elle donna à sa robe grossière la mode la plus nouvelle et la plus distinguée. Ne pense pas qu’elle le fit étourdiment, par une vanité imprévoyante. Elle savait bien que les rustiques façons de Jeanne s’en irriteraient. Elle prévit qu’elle serait battue, et elle fut battue ; mais elle fut belle ainsi. On murmura autour d’elle qu’elle ne semblait pas faite pour être une ouvrière ; elle eut dans sa mise la tournure de son cœur, et elle fut contente.

— Ah ! je comprends que tu aimes cette femme, dit Luizzi ; cette femme, c’est l’orgueil au plus bas de son échelle.

— L’orgueil n’est jamais bas, mon maître ; il n’y a que la vanité qui, si haute qu’elle soit, rampe toujours dans la fange.

Luizzi accepta sans répondre l’injure de Satan et lui fit signe de continuer. Le Diable reprit :


XXXVI

PAUVRE FILLE.


Je te l’ai dit, baron : l’enfant n’était plus, la jeune fille avait commencé. Maintenant laisse-moi te dire ce que c’est que la vie d’une pareille jeune fille. C’est le travail sans doute, mais c’est aussi la liberté. À six heures du matin, Jeanne et Eugénie quittaient la maison : la mère pour ressaisir tant bien que mal un peu des profits qu’elle faisait autrefois, femme du peuple, toujours dure et grossière, mais toujours honnête et laborieuse ; la fille pour aller à son atelier, puisant dans cet orgueil que tu blâmes la force d’accom-