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tra sa mère sur l’escalier obscur, elle lui dit, pour excuser sa sortie :

« — Madame Bodin est venue à la maison, elle a été prise d’un coup de sang, il a fallu la saigner ; maintenant je vais avertir M. de Souvray et chercher un fiacre pour ramener cette dame chez elle. »

À la porte de la maison, l’évêque attendait le médecin et Eugénie, et tous trois allèrent à Saint-Roch présenter à Dieu l’enfant d’un crime, et lui demander charité et espérance pour lui. Ils eussent mieux fait de le demander pour eux, Eugénie surtout, Eugénie qui ne savait pas qu’elle venait de salir sa vie de la faute d’une autre.

Quelques jours se passèrent, durant lesquels Eugénie s’aperçut que les voisins jetaient sur elle d’étranges regards, interrogeant sa tournure, sa marche, son visage. Mais elle courait si légère, elle rangeait son misérable ménage en chantant si joyeusement, que le soupçon disparut ou plutôt ne se montra plus. Le soupçon, mon maître, est comme un corps qu’on lance dans un bassin ; il est rare que l’onde le rejette ; il coule quelquefois jusqu’au fond et se cache dans la boue, mais il reste toujours sous l’eau. Qu’il vienne un mauvais vent qui agite cette eau : il reparaît à la surface, imprégné de vase et de lange. Eugénie ne savait pas cela, et, parce que les voisins reprirent vis-à-vis d’elle leurs manières accoutumées, elle s’imagina que l’explication qu’elle avait donnée du bruit entendu chez elle avait été admise. Thérèse seule comprit et devina la vérité. Mais elle pressa vainement Eugénie de lui donner le droit de railler cette madame Bodin, dont les airs d’honnête femme lui déplaisaient. Eugénie avait juré de se taire, et elle avait toutes les probités ; même celle du serment.

Quelques jours après ce que je viens de te dire, et durant ces belles heures de midi que la fin d’avril donne quelquefois à la terre, Eugénie, Thérèse, et une autre jeune fille étaient allées se promener aux Tuileries, au sortir de la messe.

Après un tour de jardin, elles s’aperçurent qu’elles étaient suivies par deux Anglais, de ceux que l’invasion avait fait accourir en France à cette époque. C’est te dire suffisamment combien ils devaient être odieux à ces enfants du peuple, habitués à aimer l’empire par cette sympathie instinctive pour le grand qui tient les masses, parce que les