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masses sont grandes. Ces deux hommes leur parurent plus qu’odieux, ils leur semblèrent ridicules.

Vous autres hommes, et particulièrement vous autres Français, vous avez d’abord la faculté la plus misérable que je sache au monde : c’est celle de vous passionner pour la mode, de vous engouer pour la moindre chose nouvelle ou rajeunie qu’un impertinent propose à votre admiration. Puis, après cette faculté misérable, vous avez la plus déshonorante de toutes pour l’humanité : celle de mépriser, et du plus profond mépris, ce que vous avez aimé, et de l’amour le plus excessif ; et cela en quelques années, en quelques mois, en quelques semaines ! À ces deux facultés, vous ajoutez cependant une disposition qui semble inconciliable avec elles : c’est l’inintelligence de tout ce qui ne part pas de vous-même, et un dédain superbe qui vous conduit à une moquerie stupide de ce que vous ne connaissez pas. On dirait que vous avez deux grands vices dans l’esprit ; on dirait qu’il est à la fois trop étroit pour garder deux adorations à côté l’une de l’autre, et trop obtus pour entrer rapidement dans le vif des choses. Cependant vous passez pour le peuple le plus spirituel, et c’est vrai. Explique cela, si tu peux ; un jour peut-être je t’en dirai le secret.

Or, à l’époque dont je te parle, rien ne semblait plus ridicule à vos yeux qu’un Anglais, par la seule raison qu’il n’était pas rasé comme vous, habillé comme vous, chaussé comme vous. On pourrait encore comprendre cela d’un peuple comme les Orientaux, à qui la magnificence de leur costume doit aisément rendre méprisable le costume européen qui affecte une recherche de pauvreté ; mais vous autres qui sortiez de l’habit carré des incroyables, du frac en queue de poisson des muscadins, et des cravates à lance de mousseline des merveilleux, il vous fallait les furieuses vanités dont vous êtes doués pour mépriser le frac étriqué et la tenue régulière de l’Anglais.

Toujours est-il que nos trois jeunes filles, se voyant ainsi suivies, laissèrent ces Anglais s’attacher à leurs pas au lieu de les avertir par une tenue sévère, comme elles l’eussent fait pour des Français, que leur poursuite s’adressait mal. C’était en effet, pendant toute une longue promenade, une occasion de se moquer d’eux, de les examiner, puis d’échanger des rires sans fin sur ces odieux insulaires, si laids et si ridicules, qui avaient la grossière et sotte prétention de croire