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foule de voyageurs attendaient l’heure de partir. Le conducteur arrive armé de sa liste et d’une lanterne, et appelle madame Buré. À ce nom, une femme s’avance et monte lestement dans le coupé d’une diligence qui partait pour Castres. Voilà qui est bien. Toutefois, en montant, elle laissa voir à un grand beau jeune homme qui la suivait une jambe d’une élégance parfaite ; puis elle se retourna pour recevoir un petit paquet que lui tendait le conducteur, et montra ainsi au jeune homme son visage potelé et rose, son sourire agaçant et ses dents d’une pureté admirable. C’est là que commença le malheur. D’un même geste le jeune homme ôta sa casquette de sa tête, son cigare de sa bouche, et le jeta par terre. Il demanda avec une politesse exquise à madame Buré si on lui avait remis tout ce qui lui appartenait, et, sur sa réponse affirmative, il prit place à côté d’elle et l’examina à la lueur des lanternes, comme pour s’assurer qu’on pouvait tenter en toute sécurité une pareille conquête. En effet, la nuit était parfaitement noire, et une fois en route, il eût été impossible au beau jeune homme de juger de sa compagne de voyage. Comme c’était un officier d’artillerie très-fort sur les principes de la tactique, probablement il n’eût pas fait un pas en avant s’il n’eût reconnu d’avance le terrain où il devait diriger ses batteries, et nul doute que la crainte de tomber dans une vieille femme ne l’eût sans cela rendu très-circonspect. Mais il avait vu de madame Buré qu’elle était jeune, qu’elle était jolie et qu’elle n’avait point l’air farouche. Aussi, dès que la voiture eut dépassé le faubourg et qu’elle roula sur la route isolée de Puylaurens, il commença à se rapprocher de sa voisine. D’abord elle n’était pas assez couverte, et il jeta par terre son beau manteau neuf pour lui envelopper les pieds ; puis il l’interrogea, et ne s’aperçut point que c’était lui qui répondait aux questions de madame Buré. En effet, ils n’avaient pas fait une lieue, qu’il avait dit qu’il s’appelait Ernest de Labitte, qu’il était en garnison à Toulouse, et qu’il comptait quitter bientôt cette ville pour aller dans le Nord. L’affaire qui l’appelait à Castres pouvait tout au plus le retenir une heure, et il devait revenir à Toulouse par la voiture de retour.

Toutes ces circonstances bien constatées, madame Buré, qui s’était d’abord montrée assez réservée, reçut les soins de l’officier avec un peu plus de négligence qu’elle n’en avait eu jusqu’alors, c’est-à-dire qu’elle les surveilla un peu