Page:Soulié - Les Mémoires du Diable, 1858, tome I.djvu/80

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intérêt chevaleresque, pour procurer à l’oisiveté de votre opulence l’intérêt d’un roman, de quel droit serais-je troublée, moi, dans ma vie, dans mes habitudes, dans mes devoirs ? de quel droit serais-je insultée dans ma réputation ? car on ne supposerait pas qu’un homme à qui l’on n’a rien fait espérer fît tant d’efforts pour la seule nécessité de se créer un passe-temps qui lui manque. Vous comprenez donc bien que, si je vous écoute, c’est parce qu’il me semble que vous me lisez tout haut un roman que j’entends les yeux fermés.

— Pensez-vous que je le laisserai sans dénoûment ?

— J’y compte bien.

— Sur mon honneur, Madame, vous avez tort : il en aura un tôt ou tard.

— Arrêtez ! arrêtez ! s’écria madame Buré en ouvrant une glace et en appelant le postillon.

— Que faites-vous, Madame ?

— Je veux quitter ce coupé, Monsieur. Il y a, je crois, dans l’intérieur de cette voiture une place vide entre un portefaix et une poissarde ; j’y serai plus convenablement qu’ici.

— Vous pouvez descendre, si vous le voulez ; mais mon parti est pris, et, je vous le jure encore sur l’honneur, je vous retrouverai tôt ou tard.

Madame Buré referma la glace, et, affectant un air d’aisance que le son de sa voix démentait, elle reprit :

— En vérité, je deviens aussi folle que vous. Je vous crois… Je m’alarme… Vous me faites peur… J’oublie que nous plaisantons… Allons, Monsieur, achevez votre conte de fée ; il est fort amusant.

— Oh ! ne raillez pas, Madame, je vous aime déjà assez pour supporter vos injures et vos moqueries. Ne voyez-vous pas que vous n’avez que cette nuit pour douter de moi, et que j’ai tout l’avenir pour vous forcer à reconnaître cet amour ?

— Encore, Monsieur ?

— Toujours, Madame, toujours, et partout où vous me rencontrerez, ce seront les mêmes sentiments et le même langage.

— Eh bien ! Monsieur, ajouta madame Buré d’un ton grave, je veux vous parler sérieusement aussi… quoique j’en aie honte. À supposer que vous disiez vrai, à supposer que vous m’aimiez, ou plutôt que vous soyez assez désœuvré pour