Aller au contenu

Page:Souriau - Histoire du Parnasse, 1929.djvu/146

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
82
HISTOIRE DU PARNASSE

son métier de poète ; il revendique le droit de chanter sans se préoccuper de la chose qu’il célèbre, comme l’avocat qui plaide n’importe quelle cause. On malmène la théorie de Banville, et un peu aussi sa personne[1]. On le définit : « petit poète, mais poète, doué d’un délicat instinct des sonorités[2] ». Cela, c’est encore un jugement ; mais il y a pis : un mot court au Parnasse, révélé pour la première fois par Barbey d’Aurevilly : littérairement parlant, Banville n’est qu’une cruche qui se croit une amphore[3]. De qui est ce mot ? On ne sait. Il doit être de Leconte de Lisle. Après l’avoir ainsi exécuté, je suppose qu’il regarda Banville avec les yeux d’Apollon pour Marsyas. Banville prendra sa revanche après la malheureuse affaire des papiers des Tuileries.

Officiellement, ces sentiments n’apparaissent pas. Les relations semblent courtoises. Leconte de Lisle, avec Coppée, va faire une visite à Banville pour l’engager à se présenter à l’Académie[4]. En revanche, Th. de Banville l’invite à une grande soirée en l’honneur de Rollinat[5]. Chacun d’eux a ses partisans, et les deux groupes, vers 1866, sont presque égaux[6]. Les jeudis de l’un font concurrence aux samedis de l’autre. Dans les deux salons on est reçu sans façons ; mais Banville a un avantage : son salon ouvre sur la salle à manger : on est nourri chez lui, et fort bien[7]. Sur un autre point plus littéraire, Banville semble encore supérieur : c’est un causeur incomparable : « c’était un délice de l’entendre, dit Jacques Normand ; la parole était nette, douce, ailée… Les minutes s’envolaient[8] ». Sa conversation ressemble à sa poésie, dit un autre témoin : véritable jaillissement de souvenirs, d’ironies, de lyrisme joyeux, donnant à l’auditoire « la sensation qu’il était transporté dans un monde féerique, dans les fêtes de Watteau[9] ». Banville ne se met en frais que si le public en vaut la peine : dans les grandes occasions il est merveilleux. Un soir, c’est chez V. Hugo ; il est minuit ; on se lève pour prendre congé ; à ce moment Banville laisse

  1. Calmettes, p. 26.
  2. Id., p. 165.
  3. Lepelletier, Verlaine, p. 196 ; Charpentier, Th. de Banville, p. 79.
  4. Critiques, préface de Barrucand, p. xix.
  5. Loredan Larchey, Bulletin du Bibliophile, 1901, p. 518.
  6. Calmettes, Leconte de Lisle, p. 93, 172 ; X. de Ricard, La Revue (des Revues), Ier février 1902, p. 306 ; Charpentier, Th. de Banville, p. 78-79.
  7. Journal des Goncourt, VII, 169-170 ; J. Charpentier, Th. de Banville, p. 91 ; Léon Daudet, Études et Milieux, p. 220.
  8. L’Armoire aux Souvenirs, p. 146.
  9. L. Daudet, Études et Milieux, p. 220 ; cf. Coppée, Mon Franc-parler, 1, 43-49.