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Page:Souriau - Histoire du Parnasse, 1929.djvu/299

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LE PARNASSE

idées ne sont qu’une seule et même chose[1] ». En même temps Sully Prudhomme s’effraye en constatant que, depuis un mois, il éprouve de la difficulté à faire des vers. Est-ce que l’air du Parnasse ne serait pas trop vif pour ses poumons délicats ? Ou bien encore sa nature très fine n’aurait-elle pas quelque difficulté à s’accommoder à un milieu bien rude ?

L’enseignement de Leconte de Lisle n’est pas seulement technique. Son Art Poétique comprend, comme celui de Boileau, une partie consacrée aux conseils moraux, et, naturellement, sa morale est calquée sur son caractère, qui n’est pas commode. Il n’est pas bon pour les élèves que le professeur soit pessimiste. Ses déceptions d’homme et d’artiste sont éloquentes, mais atrabilaires. D’après un de ceux qui l’ont le mieux connu, Jules Breton, ce nouvel Alceste trouve les hommes féroces et stupides. Lui qui n’a qu’un culte, l’amour du beau, il souffre de l’indifférence publique pour son idole[2]. Le prosaïsme de ses contemporains l’écœure. De ses mésaventures artistiques, et de sa gêne personnelle, il tire un dégoût complet pour ce public qui s’obstine à ne pas acheter les vers. Il écrit en 1861, dans La Revue Européenne : « nous sommes une nation routinière et prude, ennemie née de l’art et de la poésie, déiste, grivoise et moraliste, fort ignare et vaniteuse au suprême degré… Notre extrême paresse n’a d’égale que notre inaptitude à comprendre le beau[3] ». Sa correspondance intime est plus amère encore. Il écrit à Émile Deschamps, le 15 mai 1862 : « aujourd’hui, qu’elle soit exécrable ou magnifique, la Poésie n’est plus qu’une langue morte, aussi peu comprise que l’écriture cunéiforme… Aussi, pour mon humble part, si je persiste à écrire des vers, c’est, en toute sincérité, parce que je suis incapable d’inventer quelque nouvelle allumette chimique, ou de consacrer ma vie avec succès à l’amélioration de la race porcine[4] ». Sa bile noire finit par lui donner une crise d’anti-patriotisme ; le 22 août 1863, il écrit à Georges Lafenestre : « nous n’avons rien de commun avec la misérable race à laquelle nous appartenons pour le plus rude châtiment de nos péchés… Legouvé père et fils, Scribe, Béranger, Ponsard, et l’auteur du Pied qui remue trouvent grâce devant elle, mais non pas la

  1. Revue de Paris, Ier avril 1922, p. 483.
  2. Revue Bleue, 5 octobre 1895, p. 425.
  3. Derniers Poèmes, p. 274.
  4. H. Girard, Un Bourgeois dilettante, p. 509-510.