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Page:Souriau - Histoire du Parnasse, 1929.djvu/300

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HISTOIRE DU PARNASSE

poésie[1] ». Le culte de la Muse ne nourrit pas son prêtre. Leconte de Lisle est pauvre parce qu’il veut rester dévot à l’art pur, et on lui fait honte de cette pénurie. Un de ses cousins, qui a fait une grosse fortune, vexé d’avoir un parent dans la gêne, lui reproche son manque d’entregent, et lui conseille de faire des sacrifices au succès : « il ne vient pas sans qu’on y travaille. Pourquoi ne fais-tu pas des chansons pour Thérésa ? — Écrire pour Thérésa ? C’est que je ne saurais pas ; je ne saurais vraiment pas. — Mais puisque tu es poète[2] ». On devine la rage de Leconte de Lisle. Sans doute, pour punir l’imbécile, il en fait un… sot ; mais que faire à la foule des niais ? Alceste tourne au Timon d’Athènes. Son expression est souvent méchante, parfois inquiétante. M. Léon Daudet s’est amusé à faire son portrait-charge, à plusieurs reprises : « Leconte de Lisle, le monocle à l’œil, et la dent mauvaise, avait l’air d’un capitaine de corsaires qui aurait embarqué une cargaison de réfrigérants… Poète qui porte en soi un damné… Et ce visage scellé comme une dalle !… Une prodigieuse faculté de haine sans issue le rendait semblable à un bourreau en villégiature qui a oublié son couperet. Il en conservait le reflet dans l’œil[3] ». Tout cela est ressemblant comme une caricature, car le doux Theuriet, qui n’a rien d’un pamphlétaire, dessine lui aussi « son front despotique, son œil à l’éclat ironiquement aigu, ses lèvres minces, dédaigneuses ». Theuriet a été de ses auditeurs, et voici le souvenir qu’il en garde : « sa bouche sarcastique ne s’ouvrait guère que pour laisser tomber des paroles virulentes et acérées, dont la pointe était autrement cruelle que les innocentes piqûres de Banville[4] ». Sans doute, on lui prête beaucoup de mots qui ne sont pas de lui[5]. Contentons-nous de ses authentiques méchancetés. Un soir, à un dîner chez Alphonse Daudet, Leconte de Lisle est tout à fait en verve ; on parle des romans de Cladel : il les compare à « du nougat fait avec des cailloux ». On met sur la sellette le vicomte de Bornier qui a la réputation de faire d’excellent vin dans ses vignobles de Lunel,

  1. P. p. Ibrovac, p. 74.
  2. Calmettes, p. 122-123.
  3. Études et Milieux, p. 221 ; Fantômes et Vivants, p. 105-107.
  4. Souvenirs, p. 246.
  5. « Il disait, ces jours-ci, d’un personnage dont l’attachement à son portefeuille est devenu proverbial : « Il me fait l’effet d’un morceau de savon qui tombe d’une toilette, et que l’on ramasse rempli de poussière et de cheveux. » Le Gaulois, 11 janvier 1873. Il s’agit probablement de Jules Simon.