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Page:Souriau - Histoire du Parnasse, 1929.djvu/301

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LE PARNASSE

et de boire avec entrain ses produits : Leconte de Lisle récite son épitaphe, genre à la mode au Parnasse, et où il excelle :


Ci-gît un tout petit académicien
Qui, s’il rimait fort mal, buvait du moins fort bien.


Et cela est dit, avec les plus savantes intonations[1]. Avouons-le, puisqu’il faut avant tout être vrai : le poète est souvent méchant : une fois installé dans l’appartement que Coppée occupait comme bibliothécaire du Sénat, et qu’il a cédé à son bon maître en même temps que sa place de bibliothécaire, Leconte de Lisle se tourne vers sa femme, et lui dit, devant témoins : « ne trouvez-vous pas, chère amie, que ce Coppée a l’air malsain ? » Je tiens le mot d’un des témoins.

Le poète ouvre école de méchanceté devant des écoliers jeunes, pleins d’esprit, et qui ne demandent qu’à profiter de ces leçons-là. Il n’épargne que Théophile Gautier[2]. Contre les autres il a un arsenal d’anecdotes meurtrières ; il se délecte à raconter sa dernière visite à Béranger, qui lui avait rendu service en 1848 : « nous causions des poètes anglais ; soudain, le chansonnier déclara : — Quant à Byron, je compose des poèmes qui ressemblent aux siens, quand je dors. — Ah ! mon cher maître, lui répondis-je, que n’avez-vous dormi toute votre vie ! — Je m’en allai ; je ne l’ai plus revu[3] ». Espérons pour de Lisle que c’est là de l’esprit de l’escalier, mais n’en soyons pas trop sûrs. Il est volontiers d’un narquois qui devient vite de la férocité. Ses lettres nous ont conservé quelques spécimens de son genre d’ironie : le 20 septembre 1880, félicitant Heredia qui lui a envoyé l’esquisse de son premier sonnet épigraphique fait à Luchon, il s’égaye : « votre sonnet est des plus congrument troussés. Le Garumne peint d’ocre me fait l’effet d’un gentilhomme archaïque fort distingué… Je vois d’ici la mine de verrat effarouché d’un Sarcey quelconque lisant ce sonnet miraculeux, et devenant enragé du coup… Dédiez ces bonnes rimes au dit Francuistre, et perturbez l’épaisse cervelle de ce vieux pion libéré[4] ».

Une autre fois, à une promotion de la Légion d’Honneur, il n’a pas la rosette, tandis qu’Heredia manque le ruban ; il le console, le 25 septembre 1882, en ces termes dépourvus d’aménité : « Que

  1. Goncourt, Journal, IX, 127 ; Praviel, Correspondant du 10 décembre 1925. p. 672.
  2. Bergerat, Souvenirs, II, 154.
  3. J. Dornis, R. D. D.-M., 15 mai 1895, p. 336.
  4. P. p. Ibrovac, p. 299.