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Page:Souriau - Histoire du Parnasse, 1929.djvu/307

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LE PARNASSE

Leconte de Lisle a foi dans la beauté du vers, et il est intransigeant sur ce point. Il ne transige pas non plus sur les fantaisies prosodiques des décadents ou des symbolistes : il ne les prend pas à la légère, il est navré : « sous ma sérénité apparente, écrit-il à un ami, je suis plein de mépris et de colère, de sorte que mon impuissance à refréner et à châtier ces inepties me rend absolument malheureux[1] ». Et l’on dit autour de lui que c’est Anatole France qui a inventé le symbolisme pour lui faire pièce !

Pour tout ce qui ne touche pas au style décadent, il est large, libéral, et possède, au témoignage de Th. Gautier, « toutes les hautes qualités d’un chef d’école », sans mesquinerie, sans étroitesse[2]. On a voulu en faire un sectaire implacable, féroce, alors qu’il pratique, envers les autres, le plus large éclectisme[3]. Sur ce point, Leconte de Lisle a vu juste : « la critique d’art est vaine en soi… ; elle n’enseigne rien et ne modifie rien. Il ne s’agit que de penser librement[4] ». Il laisse aux autres la liberté de leur pensée, et s’accorde les mêmes droits. Il en abuse souvent, sur la question délicate des croyances religieuses. Ses ironies causent parfois du malaise. Un jour, il débite dans son salon des vers qu’il avait faits pour s’amuser, et qu’on chercherait vainement dans ses œuvres complètes. Il raconte que Dieu, mécontent de sa création, se décide à planter là l’univers :


En ce temps-là, le Dieu de Jacob se dit : bigre !
Je m’ennuie aujourd’hui d’une étrange façon :
Si, pour l’éternité, c’est la même chanson, etc.


Le poème continue dans ce goût : Dieu roule le ciel avec ses étoiles comme un soldat plie sa tente, et part… Ricard, qui raconte cette séance, constate chez certains auditeurs quelque chagrin, puis une sorte d’indignation, qu’il ne s’explique pas[5]. C’est pourtant facile à comprendre. L’œil de Leconte de Lisle a pris sous le monocle un éclat bizarre, une expression satanique ; mais le regard durci du maître vient à rencontrer le regard de Herêdia qui, pour toute protestation, sourit : les yeux bleus de Leconte de Lisle s’adoucissent ;

  1. H. Houssaye à l’Académie, 12 décembre 1895.
  2. Rapport, p. 336.
  3. Mme Demont-Breton, Les Maisons que j’ai connues, II, 139.
  4. Derniers Poèmes, p. 245.
  5. Xavier de Ricard, Le Petit Temps, 2 juillet 1899.