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Page:Souriau - Histoire du Parnasse, 1929.djvu/324

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HISTOIRE DU PARNASSE

et se désespère ; Lemoyne s’ingénie : il cherche dans ses souvenirs ; il se rappelle qu’il a jadis pris ses repas près de la table d’un opticien qui faisait la partie de whist de Chilly, un des deux directeurs de l’Odéon ; il retrouve son lunettier, l’intéresse à Jean-Marie ; et deux mois après Theuriet recevait la bienheureuse lettre de lecture portant le cachet du théâtre.

Lemoyne, c’est le poète convaincu, épris du vers avant tout ; pour lui la seule chose sérieuse, c’est l’art ; tout le reste, philosophie ou politique, c’est prose et ennui. Il ne pense qu’au mot juste, à l’épithète neuve et difficile. Riche, il produit peu, tant son travail est minutieux. Ruiné, il entre chez Didot, et, pour deux cents francs par mois, travaille dix heures par jour dans le hall de la maison ; puis, son pain gagné, il se remet à son établi de poète[1]. Il n’a pas tout de suite de grands succès de coterie, parce qu’il dit très mal ses vers[2]. Mais il publie ses Roses d’antan en 1865, et le voilà en bonne voie. Gautier reconnaît que ces poésies sont d’un sentiment tendre et d’une exécution délicate[3]. Mme Adam le met sur le même rang que Sully Prudhomme et que Coppée[4]. Jules Tellier va plus loin encore, dans son admiration pour ce grand talent, pour ces vers sincères, émouvants, et achevés : « si Virgile revenait parmi nous, je crois bien qu’il irait sans hésiter à M. André Lemoyne, et qu’il reconnaîtrait tout de suite en lui un petit-fils[5] ». Certes, sa poésie est caressante, transparente,


Comme un ruisseau d’argent par sa limpidité ;


elle est rafraîchissante :


On se plaît à revivre aux époques lointaines
Où, la jarre à la main, des filles de pasteurs,
Conduisant les troupeaux d’Israël aux fontaines,
Gardaient des fils de rois sept ans pour serviteurs[6].


C’est très doux ; un peu moins de talent, et cela deviendrait douceâtre. Mais le Parnasse va durcir cette naïveté, la cristalliser, avant que le chanteur ne se laisse aller jusqu’à la romance bêlante

  1. Theuriet, Souvenirs, p. 278-279, 227, 228.
  2. Mme Demont-Breton, Les Maisons, II, 26.
  3. Rapport, p. 379.
  4. Mes Sentiments, p. 54, 105.
  5. Nos Poètes, p. 99.
  6. Roses d’Antan, p. 10.