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Page:Souriau - Histoire du Parnasse, 1929.djvu/396

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HISTOIRE DU PARNASSE

augmente : « Voilà bien les journaux ! Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! Déroulède assimilé à Leconte de Lisle… ! La vie est lourde[1] ! « Flaubert n’a pas pu cacher son indignation au principal intéressé ; on l’entend d’ici : — Vous, de Lisle, comparé à Déroulède ! Hénorme ! Hénaurrmme !! — Leconte de Lisle, quand on prononce devant lui le nom détesté, répète une formule qui est un mot d’ordre : « Ce n’est pas assez de ne pas parler de ce jeune homme, il faut encore en mal parler[2] ». J’ignore où les frères Tharaud ont trouvé ce mot, mais on peut leur faire confiance. Ils le commentent brièvement : — Ah ! la parole sotte et méchante ! — Méchante, oui certes ; mais sotte, non pas. C’est, chez Leconte de Lisle, une conviction réfléchie, et fort ancienne ; Calmettes, qui l’en blâme du reste, trouve en lui « un adversaire déclaré des Muses patriotiques[3] ». Il l’était pendant le siège ; il l’est, plus que jamais, quand il s’agit des Chants du Soldat, parce que le succès de Déroulède est la vivante et triomphale réfutation de la théorie qu’il exposait en 1864 à propos de Béranger : « les sentiments patriotiques, très vénérables en eux-mêmes, sont impuissants à créer un poète, impuissants à enseigner le génie de l’Art… L’Esprit souffle où il veut, et les mystérieux trésors de la poésie ne sont pas le salaire obligé des vertus morales[4] ». Mêmes coups de cravache, un peu plus tard, sur le dos d’Auguste Barbier ; le vrai moraliste se contente d’étudier les mœurs : « son œuvre est un miroir dont la netteté fait le prix. Que chacun s’y regarde et s’y reconnaisse, pour peu qu’il y tienne. Mais le moraliste ne corrige point les mœurs, et, par suite, il ne prêche point, parce qu’il n’appartient à qui que ce soit d’enseigner l’héroïsme aux lâches et la générosité aux âmes viles, non plus que l’esprit aux niais, et le génie aux imbéciles. Il serait aussi facile aux chimpanzés de donner des leçons de zend et de sanscrit à leurs petits ». Mais le poète ? Le poète satirique peut être un moraliste excellent, au sens que Leconte de Lisle vient de définir, « pourvu qu’il ne s’abaisse pas au niveau des excitateurs à la vertu par l’appât des mauvaises rimes… Dès qu’il cède à cette tentation déplorable et qu’il monte en chaire, l’artiste meurt en lui, sans profit pour personne, car il n’existe d’enseignement efficace que

  1. Correspondance, p. 347.
  2. La Vie et la Mort de Déroulède, p. 20.
  3. Leconte de Lisle et ses Amis, p. 217.
  4. Derniers Poèmes, p. 243.