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Page:Souriau - Histoire du Parnasse, 1929.djvu/518

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HISTOIRE DU PARNASSE

sions de la critique : les années qui vont de 1914 à 1918 ne les ont pas fait vieillir. On a célébré en 1921 l’actualité de Leconte de Lisle, grandissant encore par sa confrontation avec la guerre, et cette gloire posthume qui le rajeunit[1]. Est-ce un simple rêve littéraire ? C’est une réalité tangible : la pensée de Leconte de Lisle est assez forte pour réconforter un officier blessé, épargné par les Allemands, et interné dans les casemates d’un fort d’Ingolstadt ; la nuit, il se relève, se promène dans les souterrains ; il étudie ses camarades qui dorment : « les corps gisaient, chacun dans un coin, dans le vaste souterrain ; l’âme flottait au-dessus, comme une brume sur une prairie. Des vers de Leconte de Lisle revenaient rythmiquement dans ma rêverie :


Le corps est un tombeau, l’âme vole au dehors,
Et la voix des vivants est odieuse aux morts.


« J’étais en vérité comme dans une grande nécropole souterraine, où gisaient la violence, l’inquiétude, les joies mesquines, la bassesse, l’égoïsme, la diversité et tout l’odieux verbiage de la vie, mais où respirait, manifeste dans un murmure continu et musical, une âme unique de silence, de sérénité, de confiance calme et de noblesse triste[2] ». Les vers de Leconte de Lisle, ainsi enchâssés, prennent une singulière beauté. Le Maître grandit après sa mort.

Sur sa destinée on peut mesurer celle de son école. Le Parnasse reste une force d’attraction telle qu’après l’avoir quitté on y revient ; nous l’avons vu déjà avec le chef des Décadents : brouillé avec Leconte de Lisle, Verlaine injurie la rime « bijou d’un sou » ; son ennemi mort, il fait amende honorable à la rime dont il reconnaît la nécessité[3]. Cet exemple suffirait, et pourtant un symboliste, un des chefs du mouvement, fait mieux : Henri de Régnier est considéré par Verhaeren comme « le plus net poète symbolique qui soit en France[4] ». Pour Mallarmé, c’est le génie du symbolisme[5]. Remy de Gourmont l’a vu rougir de joie à un compliment de Mallarmé, « et c’est lui maintenant qui suscite de telles émotions dans l’âme et sur les joues des jeunes poètes[6] ». Enfin, Charles

  1. Marcel Coulon, Anatomie littéraire, p. 95-107.
  2. Étienne Souriau, L’Abstraction Sentimentale (Hachette, 1925), p. 59.
  3. Montel, Bulletin du Bibliophile, 1924, p. 456.
  4. Impressions, p. 143.
  5. Huret, Enquête, p. 65 ; Divagations, p. 239.
  6. R. de Gourmomt, Promenades, IV, 5.