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premiers souvenirs.

— Réponds, ma petite mère, souffle ma bonne ; dis : je m’appelle Sonia, et mon père est le général Kroukovsky. »

J’essaye de répéter ces mots, maladroitement sans doute, car ma bonne et son ami se mettent à rire.

L’ami de ma bonne nous accompagne jusqu’à la maison. Je les précède en sautillant, et m’efforce de répéter les paroles de ma bonne que j’arrange à ma façon ; évidemment le procédé est encore nouveau pour moi, et je cherche à le graver dans ma mémoire. En approchant de la maison le diacre me montre la porte d’entrée.

« Voyez-vous ce crochet (en russe « krouk ») sur la porte, petite demoiselle ? me dit-il. Quand vous oublierez le nom de votre papa, dites-vous : il y a un « krouk » sur la maison de Kroukovsky, et aussitôt la mémoire vous reviendra. »

Eh bien, je regrette de le dire, ce mauvais calembour du diacre a fait époque dans ma vie ; c’est l’ère à laquelle je rattache le calcul du nombre de mes années, le premier indice pour moi d’une notion précise de mon existence, et de ma situation sociale.

Je devais, tout compte fait, avoir deux ou trois ans, et la scène se passait à Moscou où je suis née. Mon père servait dans l’artillerie, et les devoirs de son service nous obligeaient souvent à nous transporter à sa suite d’un lieu à un autre.

Après le souvenir de cette scène, distinctement conservé dans ma mémoire, vient une grande lacune : sur un fond gris et terne, pareils à de légers points