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De pauvres femmes usent leurs pauvres yeux — qui jamais ne se reposent à la contemplation des choses du Bon Dieu — à la fabrication de ces broderies et de ces dentelles qui iront loin d’elles parer des oisives (dont nous sommes hélas !). Je cite cela comme exemple. Il y en a cent mille autres. Le luxe est homicide. Dans l’état actuel des choses, il est nécessaire dans une certaine mesure, je le sais. On ne pourrait pas, du jour au lendemain, changer d’orientation. Aussi vous verrez bien des consciences, parmi les meilleures, s’engourdir avec ce paradoxe : nous faisons marcher le commerce ! Oui, nous donnons un aliment à l’activité humaine ; nous donnons une roue à tourner au triste écureuil enfermé dans sa triste cage.

Pauvre écureuil ! Songez à ce qu’il ferait de ses forces dans la joie de la liberté. Songez à ce que pourrait donner l’activité humaine bien répartie pour le bien de chacun et de tour ! Que de travaux à exécuter pour lesquels on manque de bras ! Faire rendre à la terre tout ce qu’elle peut donner et nourrir chacun à sa faim. Est-il possible que des gens meurent d’inanition ? Songez-y, mes enfants, quand vous ferez remporter à la cuisine, d’un geste de dégoût, quelque plat mal accommodé à votre exigence. Puisque la terre donne à peine de quoi rassasier toutes les bouches, tout gaspillage de votre part devra se traduire ailleurs par une privation. Si, de vos yeux, vous assistiez à la détresse dont vous êtes la cause, est-ce que vous n’auriez pas honte et pitié ?

Je crois que la terre fournirait bien assez, et même un certain gaspillage est prévu, mais pas la folie du gaspillage tel qu’il se pratique universellement.

Pensez-y. Il en est de même pour tout ce que vous avez en trop. Trop de vêtements, alors que d’autres souffrent du froid, trop d’espace même alors que d’autres sont entassés dans des bouges.

Je sens bien que j’ai vécu dans la mollesse. Je sais que j’ai bien des coquetteries à me reprocher. Oui, je me suis souvent laissée entraîner à faire ce que ma conscience réprouvait. J’ai étouffé les révoltes de mon cœur. Moi aussi j’ai eu infiniment plus que ma part. Mea culpa !…

Pourquoi toutes les séductions du luxe ? Est-ce pour augmenter le bien-être ? J’admets le confortable dans la mesure raisonnable. L’état actuel de la civilisation le rend, je crois, possible pour chacun. Le luxe, loin d’augmenter le bien-être, en est un obstacle certain. Ce que nous supportons par vanité ! tentures et tapis qui nous empoisonnent ; mille choses précieuses qui exigent un nombreux personnel préposé — on pourrait dire immobilisé — à leur entretien et sécurité. Quant à la toilette des femmes, c’est un attrape-nigauds. J’en ai usé, parbleu, comme tout le monde. Je me le reproche amèrement. Pourquoi ? pour qui ? L’amour des gens qui nous aiment pour nos colifichets, qu’est-ce que cela pèse ?