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Page:Spencer - La Science sociale.djvu/86

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autre ordre. Pour bien observer et ne pas se tromper dans ses conclusions, il est indispensable de posséder cette indifférence tranquille qui est prête à reconnaître ou à inférer telle vérité aussi bien que telle autre. Or il est à peu près impossible d’exiger tant de sérénité de qui s’occupe des vérités sociales. Celui qui les étudie a des passions plus ou moins fortes, qui le poussent à trouver la preuve de ce qu’il désire, à négliger les faits qui le gênent et à s’attacher à la conclusion qu’il avait tirée d’avance. Sur dix penseurs, on en trouve à peine un qui se rende compte que les préjugés faussent son jugement, et même celui-là n’établit pas une compensation équitable de l’erreur qu’il reconnaît. Sans doute l’émotion est presque toujours un allié compromettant pour un chercheur : on a le plus souvent des idées préconçues auxquelles l’amour-propre empêche de renoncer. Mais une des particularités de la sociologie est que les passions avec lesquelles on envisage ses faits et ses conclusions sont d’une force extraordinaire. C’est que l’intérêt personnel est mis directement en cause et que tout un cortège de sentiments, engendrés soit par ce même intérêt personnel, soit par la forme actuelle de la société, sont à chaque instant ou froissés ou agréablement excités.

Nous arrivons ici à la troisième espèce de difficultés — celle qui découle de la position occupée par l’observateur à l’égard des phénomènes qu’il s’agit de généraliser. La science ne présente pas d’autre exemple d’un élément étudiant les propriétés de l’agrégat dont il fait lui-même partie. L’observateur est ici aux phénomènes qu’il étudie comme est une cellule isolée, faisant partie d’un organisme vivant, aux phénomènes que présente l’ensemble de cet organisme. Généralement parlant, la vie d’un citoyen n’est possible qu’à condition de remplir convenablement la fonction qui lui est échue par la place qu’il occupe dans le monde ; de là naissent entre lui et sa société toute une série de relations essentielles, qui engendrent des sentiments et des idées dont il est impossible de se défaire complètement. Voilà donc une difficulté qui est sans analogue dans toutes les autres sciences. Faire en pensée abstraction complète de sa race et de son pays – mettre de côté les intérêts, les préjugés, les sympathies, les superstitions enfantés par la vie