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Page:Spenlé - Novalis.djvu/164

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NOVALIS

habitudes les plus constantes du sens externe, je ne sais pourtant si cet ordre inverse n’est pas plus fréquent qu’on n’est porté à le concevoir communément. »[1]

C’est sur cet « ordre inverse » que repose en effet dans la doctrine idéaliste romantique, aussi bien la divination du métaphysicien que l’instinct créateur de l’artiste. Dans un fragment déjà cité Novalis imagine que, même si nous étions dépourvus de sens extérieurs, nous pourrions par un effort prolongé d’imagination établir exactement les mêmes rapports avec le monde extérieur que si nous étions doués de sens normaux. Nous rêverions le monde, au lieu de le percevoir du dehors. « Si nous étions aveugles, sourds, privés du toucher, mais si notre âme était parfaitement ouverte et si le monde spirituel nous tenait lieu du monde extérieur actuel, ce monde intérieur entrerait avec nous exactement dans les mêmes rapports que le monde extérieur actuel et peut-être même ne verrions-nous aucune différence, si nous pouvions comparer entre eux les deux états. Nous sentirions ainsi par le dedans bien des objets, pour lesquels il ne nous manquait qu’un organe sensoriel externe, par exemple la lumière, le son, etc. Nous pourrions produire en nous des modifications, qui ressembleraient à des pensées, et nous éprouverions un besoin de nous procurer précisément les sens que nous appelons actuellement, nos sens externes. »[2]

Ainsi procède continuellement et inconsciemment l’artiste. Poussant à bout le paradoxe, Novalis soutient que même le peintre ne prend pas ses tableaux dans le monde extérieur, mais qu’il les y porte, qu’il les y évoque par un rêve intérieur. « Il semble », dit-il, « que la nature ait partout pris les devants sur le peintre, qu’elle lui présente un modèle achevé, qu’il ne saurait même pas égaler. Mais à vrai dire l’art du peintre est par ses origines aussi libre, aussi à priori

  1. Maine de Biran. (Œuvres philosophiques tome II. La décomposition de la pensée pp. 275-276.
  2. N. S. II, 1, p. 307.