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NOVALIS

ques ? Ceux-là resteront assurément de médiocres artistes qui n’ont pas exploré les mutuelles affinités du plaisir et de la souffrance, qui ne savent pas frapper des accords sur les deux claviers à la fois, pour en tirer des harmonies plus riches, plus complexes. Peut-être faut-il même proclamer avec Schopenhauer le « primat » de la douleur, reconnaître en elle la forme fondamentale du sentir, celle qui nous donne la conscience la plus profonde de nous-mêmes. En tout cas il semble qu’elle soit plus véritablement « artiste » que le plaisir, qu’elle possède des nuances plus variées et plus fines, qu’elle s’exprime par un pathétique plus communicatif, plus noble, plus prenant. « La douleur », disait Novalis, « devrait être à vrai dire notre état habituel et le plaisir serait ce que sont dans l’état actuel la douleur et la privation… Au moment où un homme commencerait à aimer la maladie et la souffrance, il serrerait dans ses bras la plus attrayante des voluptés et la joie positive la plus aiguë transpercerait son cœur. »[1]

Ces lignes nous livrent déjà le secret de cette sensibilité de phtisique, chez qui, à la suite d’une assuétude pathologique à la maladie, les déperditions biologiques elles-mêmes sont ressenties voluptueusement. Bien plus, par une aberration fréquemment observée, la maladie s’accompagne d’une vitalité fiévreuse et dévorante, d’une hyperesthésie voluptueuse du moi. Pour ces embrasés mystiques la douleur est une manière subtile de prendre conscience d’eux-mêmes, de se sentir vivre, de jouir d’eux-mêmes. L’état normal, l’état de santé c’est celui où on ne se sent pas, un état d’homogénéité, d’harmonie inconsciente. Mais qu’une dissonance vienne à se produire et une foule de sensations latentes émergent à la conscience. À présent seulement nous nous sentons vraiment. La douleur étend la zone animique de la personnalité, elle provoque une clairvoyance magique de l’organisme. Ce qui la rend pénible c’est uniquement la résistance que nous lui opposons, ou plutôt que lui oppose

  1. N S. II, 2, p. 386, 393, p. 479, etc.