Page:Spenlé - Novalis.djvu/76

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
68
NOVALIS

visible repose sur un fond invisible, ce qui s’entend sur un fond qui ne peut s’entendre, ce qui est tangible sur un fond impalpable. »[1] Une transposition s’opère dans l’ordre des certitudes, affectant d’un caractère de « négativité » le monde sensible, et réservant le caractère « positif » à une réalité invisible.

Et puis voici qu’au contraire se révèlent subitement des réactions biologiques non moins insolites, anormales, du mental sur le physique, de la vie imaginative sur l’organe corporel. Ce sont des heures magiques, où dans une ivresse nerveuse, voisine de l’extase, s’exaltent toutes les facultés de perception et d’idéation, où une puissance quasi-surnaturelle soulève tout l’être moral, triomphe de la langueur ou de la lourdeur habituelle des organes et illumine d’une traînée soudaine l’horizon de la pensée, — où le monde extérieur lui-même s’éclaire comme du dedans, avec une féerique transparence. Il semble alors au mystique qu’une brusque solution s’est faite dans la trame psychologique de sa vie, que par cette déchirure une échappée s’est ouverte à son regard intérieur sur une réalité supérieure et meilleure, qu’un fragment surhumain a pris corps en lui. Ce qui paraît difficile, presque méritoire, à une pareille température d’âme, c’est précisément la triviale médiocrité, le terre-à-terre de la vie et des occupations quotidiennes. « N’est-ce pas la médiocrité soutenue », se demande Novalis, « qui exige le plus d’énergie ?… Une trop grande docilité des organes deviendrait un danger pour l’existence terrestre. L’esprit dans son état actuel en ferait un usage destructeur. Une certaine lourdeur de l’organe empêche une activité trop arbitraire de se produire et sollicite de l’esprit une collaboration méthodique, comme il convient pour l’existence terrestre ».[2]

Ainsi oscillant sans cesse entre la dépression et l’exaltation, entre l’anesthésie et l’hyperesthésie, la vie prend une

  1. N. S. II, p. 259 et p. 350.
  2. N. S. II, 1, p. 23.