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QUATRIÈME PARTIE.

prend qu’elle s’était foulé le pied en montant dans sa voiture, et qu’elle ne peut sortir ; ses regrets étaient exprimés avec affection : elle me sollicitait de ne pas renoncer au projet que j’avais formé d’aller ellez madame de Saint-Albe, et m’assurait qu’on m’y attendait avec empressement et bienveillance : en effet, telle était la disposition de la veille. J’hésitais encore quelques instants ; mais, réfléchissant que Léonce était déjà parti, qu’il comptait sur moi, je ne pus me résoudre à tromper son désir, et mon mauvais sort fit que je me décidai à suivre mon premier dessein.

Comme il était déjà tard, tout le monde était rassemblé chez madame de Saint-Albe. Au moment où j’entrai dans la chambre, j’entendis autour de moi un espèce de murmure ; je ne vis pas Léonce, qui était alors dans une pièce plus reculée. La maîtresse de la maison, la plus impitoyable femme du monde, quand elle croit que sa considération peut gagner à se montrer ainsi, fut longtemps sans s’avancer vers moi ; enfin elle se leva, et m’offrit une chaise avec une froideur qu’elle désirait surtout faire remarquer ; les deux femmes à côté de qui j’étais assise parlèrent bas chacune à leurs voisins ; aucun homme ne s’approcha de moi, et toute l’assemblée semblait enchaînée par ce silence désapprobateur, mystérieux et glacé, que la conscience même ni la raison ne peuvent braver en public. Je conçus d’abord, tant ma tête était troublée, le plus injuste soupçon contre madame d’Artenas ; mille idées se succédaient dans mon esprit ; et n’osant ni interroger personne, ni faire un mouvement pour me lever, pendant que tous les yeux étaient fixés sur moi, immobile à ma place, je sentais une sueur froide tomber de mon front.

Madame de R. m’aperçut, se leva promptement, me prit par la main, et me conduisit dans l’embrasure de la fenêtre : je me crus sauvée, puisqu’un être vivant me parlait. « Il est arrivé cette après-midi même, me dit-elle, des lettres du régiment de M. de Valorbe, qui contiennent la nouvelle que des officiers de son corps, ayant appris qu’il avait reçu de M. de Mondoville une insulte très-grave sans la venger, ont déclaré qu’il ne serviraient plus avec lui : il s’est battu avec deux d’entre eux ; il a blessé le premier, il a été blessé par le second ; mais l’on croit que, malgré cette courageuse conduite, il sera obligé de quitter son régiment, et peut-être la France. Cet événement a produit un effet terrible contre vous, il a tout renouvelé, comme si l’on pouvait vous accuser le moins du monde du triste sort de M. de Valorbe ; on m’a tout raconté en arrivant ici, et