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DELPHINE.

fond des malheurs me rend insensible à ce retour que j’avais tant désiré.

J’ai refusé ce concert, malgré les vives instances de madame d’Artenas ; elle a fini par me dire qu’elle en appellerait à Léonce de ma décision : puisse-t-il ne pas exiger de moi d’y aller ! il ne sait pas quel sentiment de désespoir il me condamnerait à porter au milieu d’une fête !

LETTRE XXIX. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Paris, ce 16 novembre.

Mon amie, comme le malheur s’appesantit sur moi ! ah ! ne regrettez pas de m’avoir quittée, rien ne peut me sauver. Je ne sais si je l’ai mérité, mais les plus grands criminels n’ont pas éprouvé comme moi l’acharnement de la fatalité. Ne me demandez pas de vous rejoindre, il faut que je vive seule, pour écarter de vous une destinée chaque jour plus malheureuse.

Vous savez que, deux jours avant votre départ, je me refusai aux sollicitations de madame d’Artenas pour aller chez madame de Saint-Albe ; la veille même de ce malheureux concert, Léonce m’avoua qu’il désirait extrêmement que j’y allasse. Il savait, ce qui était vrai alors, que j’étais beaucoup mieux dans l’opinion ; il voulait, je crois, jouir du triomphe qu’il s’attendait, hélas ! que je remporterais sur mes ennemis. Madame de Lebensei, qui redoute tant le monde pour elle-même, insista fortement pour que je cédasse à la demande de Léonce ; je me troublai deux ou trois fois en résistant à leurs prières, je craignais de trahir devant Léonce les sentiments de douleur qui me rendaient une fête odieuse. Enfin une idée que l’amour m’inspirait s’empara de moi ; je souhaitai, prête à me séparer de Léonce pour jamais, d’effacer entièrement toute impression qui pourrait m’être défavorable dans la société dont il prise les suffrages et au milieu de laquelle il doit vivre. Je souhaitai de me montrer encore une fois à lui, reconquérant cette existence qu’il avait regrettée pour moi, et je voulus lui laisser mon souvenir aussi aimable et aussi séduisant qu’il pouvait l’être ; cette faiblesse de cœur m’entraîna : si ce sentiment était blâmable, il est impossible d’en avoir reçu une punition plus amère.

Je promis d’aller chez madame de Saint-Albe. Le jour même de l’assemblée, à l’heure où j’attendais madame d’Artenas qui devait venir me prendre, je reçois un billet d’elle, qui m’ap-