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DELPHINE.

l’enchantement des beaux-arts s’emparait pour la première fois de mon être, et j’éprouvais un enthousiasme, une élévation d’âme, dont l’amour était la première cause, mais qui était plus pure encore que l’amour même.

L’air fini, Léonce, hors de lui-même, descendit dans le jardin pour cacher son trouble. Il y resta longtemps ; je m’en inquiétais ; personne ne parlait de lui ; je n’osais pas commencer : il me semblait que prononcer son nom, c’était me trahir. Heureusement il prit au neveu de madame du Marset l’envie de nous faire remarquer ses connaissances en astronomie ; il s’avança vers la terrasse pour nous démontrer les étoiles, et je le suivis avec bien du zèle. Léonce revint, il me saisit la main sans être aperçu, et me dit avec une émotion profonde : « Non, vous n’aimez pas M. de Serbellane ; ce n’est pas pour lui que vous avez chanté, ce n’est pas lui que vous avez regardé. — Non, sans doute, m’écriai-je, j’en atteste le ciel et mon cœur ! » Madame de Vernon nous interrompit aussitôt ; je ne sus pas si elle avait entendu ce que je disais, mais j’étais résolue à lui tout avouer : je ne craignais plus rien.

On rentra dans le salon : Léonce était d’une gaieté extraordinaire ; jamais je ne lui avais vu tant de liberté d’esprit ; il était impossible de ne pas reconnaître en lui la joie d’un homme échappé à une grande peine. Sa disposition devint la mienne : nous inventâmes mille jeux, nous avions l’un et l’autre un sentiment intérieur de contentement qui avait besoin de se répandre. Il me fit indirectement quelques épigrammes aimables sur ce qu’il appelait ma philosophie, l’indépendance de ma conduite, mon mépris pour les usages de la société ; mais il était heureux, mais il s’établissait entre nous cette douce familiarité, la preuve la plus intime des affections de l’âme ; il me sembla que nous nous étions expliqués, que tous les obstacles étaient levés, tous les serments prononcés ; et cependant je ne connaissais rien de ses projets, nous n’avions pas encore eu un quart d’heure de conversation ensemble ; mais j’étais sûre qu’il m’aimait, et rien alors dans le monde ne me paraissait incertain.

Je m’approchai de madame de Vernon, et je lui demandai le soir même une heure d’entretien ; elle me refusa en se disant malade : je proposai le lendemain ; elle me pria de renvoyer après le bal ce que je pouvais avoir à lui dire ; elle m’assura que jusqu’à ce jour elle n’aurait pas un moment de libre. Je m’y soumis, quoiqu’il me fût aisé d’apercevoir qu’elle cherchait des prétextes pour éloigner cette conversation. Soit qu’elle en devine ou non le sujet, ma résolution est prise, je lui parlerai ;