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PREMIÈRE PARTIE.

chain pour la convalescence de M. de Mondoville. Jugez de l’effet que produisirent sur moi ces derniers mots : je crus que c’était la fête de la noce, que Léonce s’était expliqué positivement, que le jour était fixé : je fus obligée de m’appuyer sur une chaise, et je me sentis prête à m’évanouir. Léonce me regarda fixement, et, levant les yeux tout à coup avec une sorte de transport, il s’avança au milieu du cercle, et prononça ces paroles avec l’accent le plus vif et le plus distinct : « On s’étonnerait, je pense, dit-il, de la bonté que madame de Vernon me témoigne, si l’on ne savait pas que ma mère est son intime amie, et qu’à ce titre elle veut bien s’intéresser à moi. » Quand ces mots furent achevés, je respirai, je le compris : tout fut réparé. Madame de Vernon dit alors en souriant avec sa grâce et sa présence d’esprit accoutumées : « Puisque M. de Mondoville ne veut pas de mon intérêt pour lui-même, je dirai qu’il le doit tout entier à sa mère ; mais je persiste dans l’invitation du bal. »

La société se dispersa ; il ne resta pour le souper que quelques personnes. Le neveu de madame du Marset, qui a une assez jolie voix, me demanda de chanter avec Mathilde et lui ce trio de Didon que votre frère aimait tant : je refusai ; Léonce dit un mot, j’acceptai. Mathilde se mit au piano avec assez de complaisance : elle a pris plus de douceur dans les manières depuis qu’elle voit Léonce, sans qu’il y ait d’ailleurs en elle aucun autre changement. On me chargea du rôle de Didon ; Léonce s’assit presque en face de nous, s’appuyant sur le piano : je pouvais à peine articuler les premiers sons ; mais en regardant Léonce, je crus voir que son visage avait repris son expression naturelle, et toutes mes forces se ranimèrent lorsque je vins à ces paroles sur une mélodie si touchante :

Tu sais si mon cœur est sensible ;
Épargne-le, s’il est possible :
Veux-tu m’accabler de douleur ?

La beauté de cet air, l’ébranlement de mon cœur, donnèrent, je le crois, à mon accent, toute l’émotion, toute la vérité de la situation même. Léonce, mon cher Léonce, laissa tomber sa tête sur le piano : j’entendais sa respiration agitée, et quelquefois il relevait, pour me regarder, son visage baigné de larmes. Jamais, jamais je ne me suis sentie tellement au-dessus de moi-même ; je découvrais dans la musique, dans la poésie, des charmes, une puissance qui m’étaient inconnus : il me semblait que