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PREMIÈRE PARTIE.

encore une fois la même contredanse. La musique était ravissante ; deux harpes mélodieuses accompagnaient les instruments à vent, et jouaient un air à la fois vif et sensible : la danse de Delphine prenait par degrés un caractère plus animé, ses regards s’attachaient sur moi avec plus d’expression ; quand les figures de la danse nous ramenaient l’un vers l’autre, il me semblait que ses bras s’ouvraient presque involontairement pour me rappeler, et que, malgré sa légèreté parfaite, elle se plaisait souvent à s’appuyer sur moi. Les délices dont je m’enivrais me faisaient oublier que ma blessure n’était pas parfaitement guérie : comme nous étions arrivés au dernier couple qui terminait le rang, j’éprouvai tout à coup un sentiment de faiblesse qui faisait fléchir mes genoux : j’attirai Delphine, par un dernier effort, encore plus près de moi, et je lui dis à voix basse : « Delphine, Delphine ! si je mourais ainsi, me trouveriez-vous à plaindre ? — Mon Dieu, interrompit-elle d’une voix émue, mon Dieu ! qu’avez-vous ? » L’altération de mon visage la frappa : nous étions arrivés à la fin de la danse ; je m’appuyai contre la cheminée, et je portai, sans y penser, la main sur ma blessure, qui me faisait beaucoup souffrir. Delphine ne fut plus maîtresse de son trouble, et s’y livra tellement, qu’à travers ma faiblesse je vis que tous les regards se fixaient sur elle : la crainte de la compromettre me donna des forces, et je voulus passer dans la chambre voisine de celle où l’on dansait. Il y avait quelques pas à faire : Delphine, n’observant que l’état où j’étais, traversa toute la salle sans saluer personne, me suivit, et, me voyant chanceler en marchant, s’approcha de moi pour me soutenir. J’eus beau lui répéter que j’allais mieux, qu’en respirant l’air je serais guéri, elle ne songeait qu’à mon danger, et laissa voir à tout le monde l’excès de sa peine et la vivacité de son intérêt.

Ô Delphine ! dans ce moment, comme au pied de l’autel, j’ai juré d’être ton époux : j’ai reçu ta foi, j’ai reçu le dépôt de ton innocente destinée, lorsqu’un nuage s’est élevé sur ta réputation à cause de moi !

Quand je fus près d’une fenêtre, je me remis entièrement ; alors Delphine, se rappelant ce qui venait de se passer, me dit les larmes aux yeux : « Je viens d’avoir la conduite du monde la plus extraordinaire ; votre imprudence, en persistant à danser, a mis mon cœur à cette cruelle épreuve. Léonce, Léonce, aviez-vous besoin de me faire souffrir pour me deviner ? — Pourriez-vous me soupçonner, lui dis-je, d’exposer volontairement aux regards des autres ce que j’ose à peine recueillir avec respect,