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DELPHINE.

sentît, il s’approcha de moi pour me dire que ma voiture était arrivée, et que dans ce moment il désirait entretenir sa femme sans témoins. « Au nom de votre fille, lui dis-je, monsieur d’Ervins, ménagez Thérèse ; n’oubliez pas dix ans de bonheur ; n’oubliez pas… — Je sais, madame, interrompit-il, ce que je me dois à moi-même ; croyez que j’aurai toujours présente à l’esprit ma dignité personnelle. — Et n’aurez-vous pas présent à l’esprit le danger de Thérèse ? — Ce qui est convenable doit être accompli, répondit-il, quoi qu’il en coûte ; elle a l’honneur de porter mon nom ; je verrai ce qu’exigent à ce titre et son devoir et le mien. » Je quittai cet homme odieux, cet homme incapable de rien voir dans la nature que lui seul, et dans lui-même que son orgueil. Je retournai encore une fois vers l’infortunée Thérèse, je l’embrassai en lui jurant l’amitié la plus tendre, et lui recommandant la prudence et le courage ; elle ne me répondit à demi-voix que ces seuls mots ; « Faites que je le revoie. » Je partis le cœur déchiré.

En rentrant chez moi vers deux heures du matin, je trouvai M. de Serbellane qui m’attendait : combien je fus touchée de sa douleur ! Ces caractères habituellement froids sortent quelquefois d’eux-mêmes, et produisent alors une impression ineffaçable. Il se faisait une violence infinie pour contenir sa fureur contre M. d’Ervins ; cependant il lui échappa une fois de dire : « Qu’il ne me fasse pas craindre pour sa femme ; qu’il ne la menace pas d’indignes traitements ; car alors je trouverai qu’il vaut mieux se battre avec lui, le tuer, et délivrer Thérèse ; et si jamais j’arrivais à trouver ce parti le plus raisonnable, ah ! que je le prendrais avec joie ! » Je le calmai en lui disant que je reverrais le lendemain Thérèse, et que je lui raconterais fidèlement dans quelle situation je la trouverais. Nous nous quittâmes après qu’il m’eut promis de ne prendre aucun parti sans m’avoir revue.

Aujourd’hui je n’ai pu être reçue chez Thérèse qu’à huit heures du soir ; j’y ai été dix fois inutilement ; son mari la tenait enfermée ; son état m’a plus effrayée encore que la veille. Ah ! mon Dieu, quelle destinée ! M. d’Ervins ne l’avait point quittée un seul instant, ni la nuit ni le jour ; il l’avait accablée des reproches les plus outrageants ; il avait obtenu d’elle tous les aveux qui l’accusaient, en la menaçant toujours, si elle le trompait, d’interroger lui-même M. de Serbellane. Enfin il avait fini par lui déclarer qu’il exigeait que M. de Serbellane quittât la France dans vingt-quatre heures. « Je ne m’informe pas, lui dit-il, des moyens que vous prendrez pour l’obtenir de