Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/152

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
125
DEUXIÈME PARTIE.

sur moi tous les genres d’adversité ; elle ne croira pas du moins qu’en m’unissant à une autre je me sois ménagé pour le reste de ma vie aucune jouissance, ni même aucun repos ; elle ne croira pas… Mais, insensé que je suis ! s’occupe-t-elle de moi ? n’écrit-elle pas à M. de Serbellane ? ne reçoit-elle pas de ses lettres ? ne doit-elle pas le rejoindre ?… Ah ! que je souffre ! Adieu.

LETTRE V. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Bellerive, ce 4 août.

Depuis que j’existe, vous le savez, ma sœur, l’idée d’un Dieu puissant et miséricordieux ne m’a jamais abandonnée ; néanmoins, dans mon désespoir, je n’en avais tiré aucun secours : le sentiment amer de l’injustice que j’avais éprouvée s’était mêlé aux peines de mon cœur, et je me refusais aux émotions douces qui peuvent seules rendre aux idées religieuses tout leur empire ; hier je passai quelques instants plus calmes, en cessant de lutter contre mon caractère naturel.

Je descendis vers le soir dans mon jardin, et je méditai pendant quelque temps, avec assez d’austérité, sur la destinée des âmes sensibles au milieu du monde. Je cherchais à repousser l’attendrissement que me causait l’image de Léonce ; je voulais le confondre avec les hommes injustes et cruels, avides de déchirer le cœur qui se livre à leurs coups. J’essayai d’étouffer les sentiments jeunes et tendres dont j’ai goûté le charme depuis mon enfance. La vie, me disais-je, est une oeuvre qui demande du courage et de la raison. Au sommet des montagnes, à l’extrémité de l’horizon, la pensée cherche un avenir, un autre monde, où l’âme puisse se reposer, où la bonté jouisse d’elle-même, où l’amour enfin ne se change jamais en soupçons amers, en ressentiments douloureux : mais dans la réalité, dans cette existence positive qui nous presse de toutes parts, il faut, pour conserver la dignité de sa conduite, la fierté de son caractère, réprimer l’entraînement de la confiance et de l’affection, irriter son cœur lorsqu’on le sent trop faible, et contenir dans son sein les qualités malheureuses qui font dépendre tout le bonheur des sentiments qu’on inspire.

Je me ferai, disais-je encore, une destinée fixe, uniforme, inaccessible aux jouissances comme à la douleur ; les jours qui me sont comptés seront remplis seulement par mes devoirs. Je tâcherai surtout de me défendre de cette rêverie funeste qui re-