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DELPHINE.

plonge l’âme dans le vague des espérances et des regrets : en s’y livrant, on éprouve une sensation d’abord si douce, et ensuite si cruelle ! on se croit attiré par une puissance surnaturelle ; elle vous fait pressentir le bonheur à travers un nuage ; mais ce nuage s’éclairait par degrés, et découvre enfin un abîme où vous aviez cru voir une route indéfinie de vertus et de félicités.

Oui, me répétais-je, j’étoufferai en moi tout ce qui me distinguait parmi les femmes, pensées naturelles, mouvements passionnés, élans généreux de l’enthousiasme ; mais j’éviterai la douleur, la redoutable douleur. Mon existence sera tout entière concentrée dans ma maison, et je traverserai la vie, ainsi armée contre moi-même et contre les autres.

Sans interrompre ces réflexions, je me levai et je marchai d’un pas plus ferme, me confiant davantage dans ma force. Je m’arrêtai près des orangers que vous m’avez envoyés de Provence ; leurs parfums délicieux me rappelèrent le pays de ma naissance, où ces arbres du Midi croissent abondamment au milieu de nos jardins. Dans cet instant, un de ces orgues que j’ai si souvent entendus dans le Languedoc passa sur le chemin, et joua des airs qui m’ont fait danser quand j’étais enfant. Je voulais m’éloigner, un charme irrésistible me retint : je me retraçai tous les souvenirs de mes premières années, votre affection pour moi, la bienveillante protection dont votre frère cherchait à m’environner, la douce idée que je me faisais dans ce temps, de mon sort et de la société ; combien j’étais convaincue qu’il suffisait d’être aimable et bonne pour que tous les cœurs s’ouvrissent à votre aspect, et que les rapports du monde ne fussent plus qu’un échange continuel de reconnaissance et d’affection ! Hélas ! en comparant ces délicieuses illusions avec la disposition actuelle de mon âme, j’éprouvai des convulsions de larmes ; je me jetai sur la terre avec des sanglots qui semblaient devoir m’étouffer : j’aurais voulu que cette terre m’ouvrît son repos éternel.

En me relevant, j’aperçus les étoiles brillantes, le ciel si calme et si beau. Ô Dieu ! m’écriai-je, vous êtes là, dans ce sublime séjour, si digne de la toute-puissance et de la souveraine bonté ! Les souffrances d’un seul être se perdent-elles dans cette immensité, ou votre regard paternel se fixe-t-il sur elles pour les soulager et les faire servir à la vertu ? Non, vous n’êtes point indifférant à la douleur ; c’est elle qui contient tout le secret de l’univers : secourez-moi, grand Dieu ! secourez-moi. Ah ! pour avoir aimé, je n’ai pas mérité d’être ou-