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DELPHINE.

serons beaucoup plus heureuses toutes les deux en nous voyant souvent, mais en n’habitant pas sous le même toit. — Finissons-en sur ce sujet, lui dit madame de Vernon assez vivement ; j’aurais modifié mes habitudes avec plaisir, je les aurais même sacrifiées, si je m’étais crue nécessaire à votre bonheur. Quant à vos opinions, puisque c’est moi qui ai dirigé votre éducation, il n’y a pas apparence que je ne sache ménager une manière de penser que j’ai voulu inspirer ; mais vous parlez de goûts, d’habitudes, et jamais d’affections ; celle que vous avez pour moi, en effet, a bien peu d’ascendant sur votre vie ; n’en parlons plus : j’avais encore une illusion, vous venez de me prouver qu’il suffit d’en avoir une, quelque aride que soit d’ailleurs la vie, pour éprouver de la douleur. » Mathilde rougit, je serrai la main de madame de Vernon, et nous gardâmes toutes les trois le silence pendant quelques minutes ; enfin, madame de Vernon le rompit en demandant à Mathilde si elle avait été voir sa cousine, madame de Lebensei. « Je ne pense pas assurément, répondit Mathilde, que vous exigiez de moi d’aller voir une femme qui s’est mariée pendant que son premier mari vivait encore ; un pareil scandale ne sera jamais autorisé par ma présence. — Mais son premier mari était étranger et protestant, lui répondit madame de Vernon ; elle a fait divorce avec lui selon les lois de son pays. — Et sa religion à elle-même, reprit Mathilde, la comptez-vous pour rien ? Elle est catholique : pouvait-elle se croire libre, quand sa religion ne le permettait pas ? — Vous savez, reprit madame de Vernon, que son premier mari était un homme très-méprisable ; qu’elle aime le second depuis six ans ; qu’il lui a rendu des services généreux. — Je ne m’attendais pas, je l’avoue, interrompit Mathilde, que ma mère justifierait la conduite de madame de Lebensei. — Je ne sais si je la justifie, répondit madame de Vernon ; mais quand madame de Lebensei aurait commis une faute, la charité chrétienne commanderait l’indulgence envers elle. — La charité chrétienne, répondit Mathilde, est toujours accessible au repentir ; mais quand on persiste dans le crime, elle ordonne au moins de s’éloigner des coupables. — Et vous voudriez, ma fille, que madame de Lebensei quittât maintenant M. de Lebensei ? — Oui, je le voudrais, s’écria Mathilde ; car il n’est point, car il ne peut être son mari. On dit de plus que c’est un homme dont les opinions politiques et religieuses ne valent rien ; mais je ne m’en mêle point : il est protestant, il est tout simple que sa morale soit relâchée. Il n’en est pas de même de madame de Lebensei, elle est catholique, elle est ma parente ; je vous le répète,