Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/163

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
136
DELPHINE.

des autres : la solitude aigrit les remords de la conscience, tandis qu’elle console de l’injustice des hommes. Si j’avais été très-aimable, très-remarquable par la grâce et l’esprit de société, le sacrifice de mes succès m’eût peut-être été pénible ; mais j’étais une femme ordinaire dans la conversation, quoique j’eusse une manière de sentir très-forte et très-profonde : je pouvais donc renoncer au monde, sans craindre ces regrets continuels de l’amour-propre, qui troublent tôt ou tard les affections les plus tendres.

Je n’avais point à redouter non plus le réveil des passions exaltées : j’ai de la raison, quoique ma conduite ne soit pas d’accord avec ce qu’on appelle communément ainsi. C’est d’après des réflexions sages et calmes que j’ai pris un parti qui sort de toutes les règles communes ; et rien de ce qui m’a décidé ne peut changer, car c’est d’après mon caractère et celui de Henri que je me suis déterminée.

Les événements de ma vie sont très-simples et peu multipliés ; la suite de mes impressions est le seul intérêt de mon histoire.

Un Hollandais, M. de T., avait rapporté des colonies une très-grande fortune ; il passa quelque temps à Montpellier pour rétablir sa santé. Il se prit, je ne sais pourquoi, d’une passion très-vive pour moi, me demanda, m’obtint, et m’emmena dans son pays, où je ne connaissais personne. Il fallut, à dix-huit ans, rompre avec tous les souvenirs de ma vie. Je voulais m’attacher à mon mari : il y avait dans nos esprits et dans nos caractères une opposition continuelle. Il était amoureux de moi, parce qu’il me trouvait jolie ; car, d’ailleurs, il semblait qu’il aurait dû me haïr. Cette espèce d’attachement que je lui inspirais ajoutait encore à mon malheur ; car, si ma figure ne lui avait pas été agréable, il se serait éloigné de moi, et je n’aurais pas senti à chaque instant de la journée les défauts qui me le rendaient insupportable.

Avarice, dureté, entêtement, toutes les bornes de l’esprit et de l’âme se trouvaient en lui. Je me brisais sans cesse contre elles ; j’essayais sans cesse un plan quelconque de bonheur, et tous échouaient contre son active et revêche médiocrité. Il avait fait sa fortune eu Amérique, en exerçant sur ces malheureux esclaves un despotisme tyrannique ; il y avait contracté l’habitude de se croire supérieur à tout ce qui l’entourait ; les sentiments nobles, les idées élevées lui paraissaient de l’affectation ou de la niaiserie. Exerciez-vous une vertu généreuse à vos dépens, il se moquait de vous ; l’opposiez-vous à ses désirs,